Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
apportée au début de ses différentes occupations, il sentit, à la fin de l’année, que la terre promise de la franc-maçonnerie se dérobait sous ses pas. Il éprouva la sensation d’un homme qui, mettant avec confiance le pied sur une surface unie, sent qu’il s’enfonce dans un marais; y posant l’autre pied, afin de bien se rendre compte de la solidité du terrain, il s’y embourba jusqu’aux genoux, et maintenant il y marchait malgré lui.
Bazdéïew, complètement éloigné de la direction des loges de Pétersbourg, ne quittait plus Moscou. Les frères étaient des hommes que Pierre coudoyait chaque jour dans la vie ordinaire, et il lui était à peu près impossible de ne voir que des frères dans la personne du prince B. Ou de monsieur D., qu’il connaissait pour des gens faibles et sans valeur. Sous leurs tabliers de francs-maçons, sous leurs insignes, il voyait poindre leurs uniformes et leurs croix, qui étaient le véritable objet de leur existence. Souvent, lorsqu’il ramassait les aumônes et qu’il inscrivait vingt ou trente roubles à l’actif, souvent même au passif d’une dizaine de membres plus riches que lui, Pierre se rappelait leur serment de donner leur avoir au prochain, et il s’élevait dans son âme des doutes qu’il essayait en vain d’écarter.
Ses frères se partageaient pour lui en quatre catégories: à la première appartenaient ceux qui ne prenaient aucune part active ni aux affaires de la loge, ni aux affaires de l’humanité, exclusivement occupés à approfondir les mystères de leur ordre, à rechercher le sens de la Trinité, à étudier les trois bases générales, le soufre, le mercure et le sel, ou la signification du carré et des autres symboles du Temple de Salomon. Ceux-là, Pierre les respectait, c’étaient les anciens et Bazdéïew lui-même; mais il ne comprenait pas quel intérêt ils pouvaient prendre à leurs recherches, et ne se sentait nullement porté vers le côté mystique de la franc-maçonnerie.
La seconde catégorie, dans laquelle il se rangeait, se composait d’adeptes qui, vacillants comme lui, cherchaient la véritable voie, et qui, ne l’ayant pas encore découverte, ne perdaient pas néanmoins l’espoir de la trouver un jour.
La troisième comprenait ceux qui, ne voyant dans cette association que les formes et les cérémonies extérieures, s’en tenaient à la stricte observance, sans se préoccuper du sens caché; tels étaient Villarsky et le Vénérable lui-même.
La quatrième enfin était formée des gens, très nombreux à cette époque, qui, ne croyant à rien, ne désirant rien, ne tenaient à l’ordre que pour se rapprocher des riches et des puissants, et mettre à profit leurs relations avec eux.
L’activité de Pierre ne le satisfaisait pas: il reprochait à leur association, telle qu’il la voyait à Pétersbourg, de n’être qu’un pur formalisme, et il se disait, sans attaquer toutefois les fondements de l’institution, que les maçons de Russie faisaient fausse route en s’éloignant ainsi des principes sur lesquels elle était fondée; aussi se décida-t-il à aller à l’étranger pour se faire initier aux mystères les plus élevés.
Il en revint dans le cours de l’été de 1809. Les maçons de Russie avaient appris par leurs correspondants que Besoukhow, ayant su gagner la confiance des hauts dignitaires de l’ordre, avait été, par suite de son initiation à la plupart de leurs mystères, promu au grade le plus élevé, et qu’il rapportait avec lui beaucoup de projets; ils vinrent le voir dès son arrivée, et crurent remarquer qu’il leur ménageait une surprise.
On décida de tenir une assemblée générale jusqu’au grade d’apprenti, afin que Pierre leur remît le message dont il était chargé. La loge était au grand complet, et, une fois les formalités remplies, Pierre se leva:
«Chers frères, dit-il en bégayant et en tenant à la main d’un air embarrassé son discours écrit, chers frères, il ne suffit pas d’accomplir nos mystères dans le secret de la loge, il faut agir… agir…! Nous nous sommes engourdis, et il faut se mettre à l’œuvre, poursuivit-il, en se décidant enfin à lire son manuscrit après ces quelques mots d’introduction.
— Pour répandre la vérité, pour amener le triomphe de la vertu, nous devrons détruire les préjugés, établir des règles conformes à l’esprit du temps, nous donner pour tâche l’éducation de la jeunesse, nous unir par des liens indissolubles à des esprits éclairés, afin de vaincre ensemble et hardiment la superstition, le manque de foi, la bêtise humaine, et former, parmi ceux qui sont dévoués à la cause, des ouvriers liés entre eux par l’unité du but, ayant en leurs mains force et pouvoir. Pour en arriver là, il faut faire pencher la balance du côté de la vertu, il faut que l’homme de bien reçoive même en ce monde la récompense de ses bonnes actions; mais, dira-t-on, les institutions politiques actuelles s’opposent à l’exécution de ces nobles aspirations. Que nous reste-t-il donc à faire? Fomenter des révolutions? Bouleverser tout, et chasser la force par la force? Non, nous sommes loin de prêcher les réformes violentes et arbitraires! Elles méritent au contraire le blâme, car elles ne sauraient déraciner le mal, si les hommes restent les mêmes. La vérité doit s’imposer sans violence!
«Lorsque notre ordre sera parvenu à tirer les gens de bien de l’obscurité où ils végètent, alors seulement il aura le droit de faire de l’agitation, et de la diriger insensiblement vers le but qu’il se propose. En un mot, il faut établir un mode de gouvernement universel, sans chercher pour cela à rompre les liens civils et les conditions administratives, qui nous permettent, à l’heure qu’il est, d’atteindre le résultat que nous avons en vue, c’est-à-dire le triomphe de la vertu sur le vice. Le christianisme le voulait également, lorsqu’il enseignait aux hommes à être bons et sages, et à suivre, pour arriver au bien, l’exemple des âmes vertueuses.
«Lorsque le monde était encore plongé dans les ténèbres, la prédication était suffisante: la nouveauté de la vérité annoncée lui donnait une force qui s’est affaiblie; maintenant il nous faut recourir à des moyens plus énergiques. Il est indispensable que l’homme, guidé par ses sensations, trouve dans la vertu un charme saisissant. Les passions ne se déracinent pas: il faut savoir les diriger, les élever, il faut que chacun puisse les satisfaire dans les limites de la vertu, il faut que nous lui en fournissions les moyens.
«Lorsque dans chaque pays il se sera formé un noyau d’hommes remarquables, chacun d’eux en formera d’autres à son tour; liés fortement entre eux, ils ne connaîtront plus d’obstacles, et tout deviendra possible à un ordre qui a déjà réussi à faire en secret tant de bien à l’humanité!…»
Ce discours produisit une immense impression et révolutionna la loge. La majorité, y entrevoyant de dangereuses tendances à l’illuminisme, l’accueillit avec une froideur qui étonna Pierre. Le Vénérable en personne le prit à partie, et l’amena à développer, avec une chaleur croissante, les opinions qu’il venait d’émettre. La séance fut orageuse, des partis se formèrent; les uns accusaient Pierre d’illuminisme, les autres le soutenaient, et pour la première fois il fut frappé de cette diversité infinie inhérente à l’esprit humain, qui fait qu’aucune vérité n’est jamais considérée sous le même aspect par deux personnes. Même parmi les membres qui semblaient être de son avis, chacun apportait aux idées qu’il avait exprimées des changements et des restrictions qu’il se refusait à admettre, convaincu que son opinion devait être intégralement adoptée.
Le Vénérable lui fit observer, d’un air ironique, que dans l’entraînement de la discussion il lui paraissait avoir fait preuve de plus d’emportement que d’esprit de charité. Pierre, sans lui répondre, lui demanda brièvement si sa proposition serait acceptée; le Vénérable dit catégoriquement que non. Pierre quitta la loge, sans avoir même rempli les formalités d’usage, et rentra chez lui.
VIII
Pierre passa les trois journées qui suivirent cet incident, étendu sur un canapé, sans sortir, sans voir âme qui vive, et en proie au spleen le plus violent.
Il reçut une lettre de sa femme, qui le suppliait de lui accorder une entrevue, lui dépeignait le chagrin qu’elle éprouvait