Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
à courir sur la lisière même du champ et de la prairie. Erza et Milka, galopant de front comme deux timoniers, s’en rapprochèrent encore, mais le terrain marécageux arrêtait leur course.
«Rougaï, Rougaïouchka!… affaire sûre… marche!…» s’écria une troisième voix, et Rougaï, le chien bossu du «petit oncle», s’étirant et courbant son dos comme un ressort, atteignit les deux autres, les dépassa, et, faisant un effort surnaturel, tomba sur le lièvre, qu’il lança d’un coup de gueule sur la prairie, le rattrapa par un nouveau bond, le renversa et se roula avec lui sur la terre fangeuse qui s’attachait à son corps par larges plaques. Les chiens et les chasseurs formèrent cercle autour d’eux. Seul «le petit oncle», tout jubilant, descendit de cheval, s’approcha du lièvre, et secoua en l’air sa patte droite pour en faire écouler le sang; l’émotion qu’il éprouvait donnait à ses yeux, qui allaient en tous sens, une expression effarée, ses mouvements étaient saccadés, ses paroles entrecoupées et sans suite: «Affaire sûre… marche!… Voilà un chien! Il les vaut tous, et les plus chers et les moins chers aussi… Affaire sûre… marche!» disait-il en suffoquant, et l’on aurait dit, aux regards furibonds qu’il lançait autour de lui, qu’il se croyait entouré d’ennemis, et que, offensé et malmené par tous, il venait maintenant de se réhabiliter d’une façon éclatante: «Voilà les chiens de mille roubles! Rougaï, voici pour toi, mon vieux, tu l’as mérité! Ajouta-t-il en lui jetant la patte crottée qu’il venait de couper.
— Elle s’est éreintée, elle lui a trois fois donné la chasse toute seule, criait Nicolas, sans s’adresser à personne et sans rien entendre de ce qui se disait autour de lui.
— Le prendre en travers, la belle affaire! Dit l’écuyer d’Ilaguine.
— Du moment qu’Erza l’avait forcé, tout chien, fût-ce même un chien de basse-cour, pouvait l’attraper,» ajouta à son tour Ilaguine, la figure empourprée et hors d’haleine, par suite de sa course folle.
Natacha, également excitée, poussait de son côté des cris de triomphe si aigus, et si sauvages, que peut-être ailleurs en aurait-elle eu honte, mais ils ne faisaient qu’exprimer ses impressions et celles des autres chasseurs. Le «petit oncle» lia son lièvre, le jeta adroitement sur la croupe de son cheval, et, sans se départir de son air rogue et maussade, s’éloigna sans proférer une parole. Nicolas et Ilaguine avaient été trop froissés dans leur amour-propre de chasseurs pour reprendre tout de suite leur air affecté d’indifférence, et ils suivirent longtemps des yeux Rougaï, le vieux chien bossu qui, l’échine crottée, marchait derrière le «petit oncle», avec le calme d’un triomphateur: «Vous voyez, je suis comme tout le monde, semblait-il leur dire, mais à la chasse c’est autre chose, attention!»
Lorsque, après cet incident le «petit oncle» s’approcha de Nicolas et s’adressa à lui, Nicolas se sentit honoré de cette marque de condescendance, malgré tout ce qui venait de se passer.
VII
Quand Ilaguine prit, vers le soir, congé de Nicolas, celui-ci se rendit compte seulement alors de l’énorme distance qui les séparait d’Otradnoë; aussi accepta-t-il avec empressement l’invitation du «petit oncle» de laisser son équipage de chasse passer la nuit chez lui, à Mikariovka:
«Et si vous veniez vous-même chez moi? Qu’en pensez-vous?… Affaire sûre, marche!… Le temps est humide, vous vous reposeriez, et on ramènerait la jeune comtesse plus tard.» Sa proposition fut acceptée avec joie, et l’un des gardes fut dépêché à Otradnoë pour y chercher un droschki, pendant que la société, conduite par le «petit oncle», entrait dans ses domaines et était reçue, à l’entrée principale de sa maison, par les quatre ou cinq serviteurs mâles de toute taille qui composaient son service particulier. Une dizaine de femmes, vieilles et jeunes, se montrèrent aussitôt à une porte de derrière, attirées par la curiosité qu’excitait la vue des cavaliers. L’apparition de Natacha, d’une dame à cheval, y mit le comble; aussi, n’y résistant plus, elles s’avancèrent toutes pour l’examiner de près, et les plus hardies allèrent jusqu’à la regarder dans le blanc des yeux, en faisant tout haut leurs remarques, comme si elles avaient devant elles un être surnaturel, qui ne pouvait ni les entendre ni les comprendre.
«Vois donc, Arina, elle est assise de côté, tandis que sa robe flotte. Et la corne donc, la corne!
— Seigneur Dieu!… et ce couteau encore!
— Comment ne tombes-tu pas?» dit l’une d’elles, plus hardie que ses compagnes, en s’adressant directement à Natacha.
Le «petit oncle» descendit de cheval devant le perron en bois de sa rustique habitation, qui était enfouie au milieu d’un jardin inculte, et, jetant un regard à ses gens, leur commanda de s’éloigner; chacun d’eux ayant reçu les ordres nécessaires pour que rien ne manquât à ses hôtes et à leur équipage de chasse, ils se dispersèrent aussitôt.
Se tournant vers Natacha, il l’enleva de dessus sa selle et lui offrit la main pour l’aider à monter les quelques marches vermoulues de l’escalier. Dans l’intérieur de la maison, dont l’aspect général était loin de briller d’une propreté irréprochable, les grosses poutres des murs n’étaient pas même dissimulées comme d’habitude par une couche de chaux, et l’on devinait aisément qu’un des moindres soucis des habitants de cette demeure était d’en faire disparaître les taches et les souillures qu’on y voyait de tous côtés. Une odeur fade de pommes fraîchement cueillies remplissait un étroit vestibule, où quelques peaux de loup et de renard étaient suspendues.
On traversait ensuite une petite salle à manger meublée d’une table à pliants en bois rouge et de quelques chaises, pour gagner le salon, dont le principal ornement consistait en une autre table ronde, en bois de bouleau, placée devant un canapé; on arrivait enfin au cabinet de travail du propriétaire, qui sentait à plein nez le tabac et le chien. L’étoffe du mobilier, le tapis de la chambre étaient déchirés, sordides, et sur les murs, couverts comme tout le reste de taches sans nombre, étaient accrochés les portraits de Souvorow, du père et de la mère du «petit oncle», et celui du «petit oncle» en uniforme de l’armée. Après avoir engagé ses hôtes à s’asseoir, il les quitta un moment, pendant que Rougaï, bien lavé et bien nettoyé, faisait son entrée dans le salon, s’y emparait de sa place habituelle sur le divan, et y achevait sa toilette, en se bichonnant de la langue et des dents. Le côté opposé du cabinet donnait sur un petit corridor divisé en deux par un paravent dont l’étoffe flottait en lambeaux, et derrière lequel on entendait des éclats de rire et des voix de femmes. Natacha, Nicolas et Pétia se débarrassèrent de leurs vêtements fourrés et s’étendirent tout à leur aise sur le large canapé; Pétia, la tête appuyée sur ses coudes, ne tarda pas à s’endormir. Bien qu’ils eussent la figure hâlée et brûlée par le vent, Natacha et Nicolas n’en étaient pas moins très gais, et de plus très affamés. N’ayant plus à faire montre de sa supériorité comme homme et comme chasseur, Nicolas répondit au regard espiègle de sa sœur par un franc éclat de rire, auquel elle se joignit, sans même s’inquiéter du motif.
Le «petit oncle» reparut bientôt en veston, en pantalon gros bleu et en bottines; ce costume, qui avait jadis excité à Otradnoë l’étonnement et les railleries de Natacha, ne lui parut pas cette fois plus ridicule que l’habit et la redingote de tout le monde. Le «petit oncle», de joyeuse humeur, fit chorus avec eux:
«Voilà qui va bien, comtesse! Ah! La jeunesse, affaire sûre, marche!… pas vu sa pareille jusqu’à présent!» s’écrie-t-il, et, offrant à Nicolas une longue pipe turque, il en prit une plus courte, qu’il se mit à manœuvrer avec amour entre trois doigts.
«Toute la journée en selle comme un homme, et comme si de rien n’était!»
Sur ces entrefaites, une fillette qui marchait sans doute pieds nus, à en juger par le son étouffé de ses pas, ouvrit une des portes, pour laisser entrer une femme de quarante ans environ, un peu forte, avec un teint frais, un double menton, des lèvres