Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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l’incident qui s’est passé à la revue l’autre jour à Pétersbourg, et la conduite du nouvel ambassadeur de France?

      — Il me semble avoir entendu blâmer sa réponse à Sa Majesté.

      — Jugez-en plutôt… L’Empereur daigna attirer son attention sur la division des grenadiers et sur la beauté du défilé; l’ambassadeur y resta complètement indifférent, et l’on dit même qu’il se permit de faire observer que chez eux, en France, on ne s’occupait point de ces vétilles. Sa Majesté ne lui répondit rien, mais, à la revue suivante, elle feignit d’ignorer sa présence.»

      Tous se turent: ce fait touchait l’Empereur: aucune critique n’était donc possible!

      «Insolents! Dit le vieux prince. Vous connaissez Métivier? Eh bien, je l’ai chassé de chez moi ce matin. On l’avait laissé pénétrer, malgré ma défense, car je ne voulais voir personne…» Et, jetant un regard de colère à sa fille, il leur conta son entretien avec le docteur, qui, d’après lui, n’était qu’un espion, et détailla les raisons qu’il avait de le croire, raisons très peu convaincantes, à vrai dire, mais que personne ne se risqua à réfuter.

      Quand on servit le champagne en même temps que le rôti, les convives se levèrent pour féliciter l’amphitryon, et sa fille s’approcha également de lui.

      Il la toisa d’un air dur, méchant, en lui tendant sa joue ridée, rasée de frais; on voyait, à son air, qu’il n’avait point oublié la scène du matin, que sa décision restait inébranlable, et que seule la présence des invités l’empêchait de la lui signifier une seconde fois! Se déridant enfin un peu, lorsque le café fut servi au salon, il exposa, avec une vivacité toute juvénile, son opinion sur la guerre qui allait s’engager:

      «Nos guerres avec Napoléon, dit-il, seront toujours malheureuses tant que nous rechercherons l’alliance de l’Allemagne, et que, par une conséquence déplorable du traité de paix de Tilsitt, nous nous mêlerons des affaires de l’Europe. Il ne fallait prendre parti ni pour ni contre l’Autriche, et c’est vers l’Orient que nous devons exclusivement nous porter. Quant à Bonaparte, une conduite ferme et des frontières bien gardées seront suffisantes pour l’empêcher de mettre le pied en Russie, comme il l’a fait en 1807.

      — Mais comment nous décider à faire la guerre à la France, prince? Demanda Rostoptchine. Comment nous lèverions-nous contre nos maîtres, contre nos dieux? Voyez notre jeunesse, voyez nos dames! Les Français sont leurs idoles, Paris est leur paradis!» Il éleva la voix, pour être bien entendu de tous: «Tout est français, les modes, les pensées, les sentiments! Vous venez de chasser Métivier, tandis que nos dames se traînent à ses genoux. Hier, à une soirée, j’en ai compté cinq de catholiques qui font de la tapisserie le dimanche en vertu d’une dispense du saint-père, ce qui ne les empêche pas d’être à peine vêtues, et dignes de servir d’enseignes à un établissement de bains. Avec quel plaisir, prince, n’aurais-je pas retiré du Musée la grosse canne de Pierre-le-Grand, pour en rompre, à la vieille manière russe, les côtes à toute notre jeunesse!… Je vous jure que leur sot engouement serait bien vite allé à tous les diables!»

      Il se fit un silence: le vieux prince approuvait de la tête et souriait à la boutade de son convive:

      «Et maintenant, adieu, Excellence… et soignez-vous! Ajouta Rostoptchine, en se levant avec sa brusquerie habituelle, et en lui tendant la main.

      — Adieu, mon ami, tes paroles sont une vraie musique; je m’oublie toujours à t’écouter,» et, le retenant doucement, il lui offrit à baiser sa joue parcheminée. Les autres, imitant l’exemple de Rostoptchine, se levèrent également.

      IV

      La princesse Marie n’avait pas saisi un mot de la conversation: une seule chose la tourmentait, elle craignait qu’on ne s’aperçût de la contrainte qui régnait entre son père et elle, et n’avait même pas prêté la moindre attention aux amabilités de Droubetzkoï, qui en était à sa troisième visite.

      Le prince et ses invités quittèrent le salon, Pierre s’approcha d’elle le chapeau à la main:

      «Peut-on rester encore quelques instants? Lui demanda-t-il.

      — Oui certainement…» Et son regard inquiet semblait lui demander s’il n’avait rien remarqué.

      Pierre, dont l’humeur était toujours charmante après le dîner, souriait doucement en regardant dans le vague:

      «Connaissez-vous ce jeune homme depuis longtemps, princesse?

      — Quel jeune homme?

      — Droubetzkoï.

      — Non, depuis peu…

      — Vous plaît-il?

      — Oui, il me paraît agréable… mais pourquoi cette question? Répondit-elle, pensant toujours, malgré elle, à la scène du matin.

      — Parce que j’ai observé qu’il ne venait jamais à Moscou que pour tâcher d’y trouver une riche fiancée.

      — Vous l’avez remarqué?

      — Oui, et l’on peut être sûr de le rencontrer partout où il y en a une! Je le déchiffre à livre ouvert… Pour le moment, il est indécis: il ne sait trop à qui donner la préférence, ou à vous, ou à MlleKaraguine. Il est très assidu auprès d’elle.

      — Il y va donc beaucoup?

      — Oh! Beaucoup!… Il a même inventé une nouvelle manière de faire la cour, poursuivit Pierre avec cette malice, pleine de bonhomie, qu’il se reprochait parfois dans son journal. «Il faut être mélancolique pour plaire aux demoiselles de Moscou…, et il est très mélancolique auprès de MlleKaraguine.

      — Vraiment! Reprit la princesse Marie, qui, les yeux sur sa bonne figure, se disait: «Mon chagrin serait assurément moins lourd si je pouvais le confier à quelqu’un, à Pierre par exemple; c’est un noble cœur, et il m’aurait donné, j’en suis sûre, un bon conseil!

      — L’épouseriez-vous? Continua ce dernier.

      — Ah! Mon Dieu, il y a des moments où j’aurais été prête à épouser n’importe qui, le premier venu, répondit, presque malgré elle, la pauvre fille, qui avait des larmes dans la voix. – Il est si dur, si dur d’aimer et de se sentir à charge à ceux qu’on aime, de leur causer de la peine, et de ne pouvoir y remédier; il ne reste plus alors qu’une chose à faire, les quitter… Mais où puis-je aller?

      — Mais, princesse, au nom du ciel, que dites-vous?

      — Je ne sais ce que j’ai aujourd’hui, ajouta-t-elle en fondant en larmes… N’y faites pas attention, je vous prie.»

      La gaieté de Pierre s’évanouit: il la questionna affectueusement, en la suppliant de lui confier son secret, mais elle se borna à lui répéter que ce n’était rien, qu’elle avait oublié de quoi il s’agissait, et que son seul ennui était le prochain mariage de son frère, qui menaçait de brouiller le père et le fils.

      «Que savez-vous des Rostow? Continua-t-elle en changeant de sujet: on m’a assuré qu’ils allaient arriver… André aussi est attendu de jour en jour. J’aurais voulu qu’ils se vissent ici.

      — Comment envisage-t-il à présent la chose?» demanda Pierre, en faisant allusion au vieux prince.

      La princesse Marie secoua tristement la tête: «Toujours de même, et il ne reste plus que quelques mois pour finir l’année d’épreuve; j’aurais désiré la voir de plus près… Vous les connaissez de longue date? Eh bien! Dites-moi franchement, la main sur le cœur, comment elle est et ce que vous en pensez… mais bien franchement, n’est-ce pas? André risque tant en agissant contre la volonté de son père, que j’aurais voulu savoir…»

      Pierre crut entrevoir, dans cette insistance


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