Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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avec une assurance si dégagée que, tout douloureux à entendre que ce fût pour moi, je demeurai convaincue qu’il me disait vrai.

      — Ainsi tu ne désires plus rien? Demandai-je.

      — Rien d’impossible, répondit-il, en devinant mon sentiment. Et toi, vois comme tu as mouillé ta tête, ajouta-t-il en me caressant comme un enfant et passant de nouveau sa main sur mes cheveux; tu es jalouse des feuillages, de l’herbe que la pluie a mouillée; tu voudrais être et l’herbe et les feuilles et la pluie; mais moi je me réjouis seulement en les voyant, comme en voyant tout ce qui est bon, jeune, heureux.

      — Et tu ne regrettes rien du passé? Continuai-je à demander, sentant un poids de plus en plus lourd oppresser mon cœur.

      Il rêva un moment et de nouveau garda le silence. Je voyais qu’il voulait répondre en toute franchise.

      — Non! Répondit-il enfin brièvement.

      — Ce n’est pas vrai! Ce n’est pas vrai! M’écriai-je, en me tournant vers lui et attachant mes yeux sur les siens. Tu ne regrettes pas le passé?

      — Non! Répondit-il encore une fois, je le bénis, mais je ne le regrette pas.

      — Et ne souhaiterais-tu pas d’y revenir?

      Il se détourna et se mit à regarder dans le jardin.

      — Je ne le souhaite pas plus que je ne souhaiterais qu’il me poussât des ailes. Cela ne se peut.

      — Et tu ne voudrais pas reconstituer ce passé? Et tu ne fais de reproches ni à toi ni à moi? — Jamais! Tout a été pour le mieux.

      — Écoute! Dis-je en saisissant sa main pour le forcer à se retourner vers moi. Écoute, pourquoi ne m’avoir jamais dit ce que tu voulais de moi, afin que je pusse vivre exactement comme tu le voulais? Pourquoi m’avoir donné une liberté dont je ne savais pas faire bon usage, pourquoi avoir cessé de m’instruire? Si tu l’avais voulu, si tu avais voulu me diriger autrement, rien, rien ne fût arrivé, poursuivis-je d’une voix qui, de plus en plus énergiquement, exprimait un froid dépit et un reproche, et non plus l’amour d’autrefois.

      — Qu’est-ce qui ne serait pas arrivé? Dit-il avec surprise, en se tournant vers moi. Il n’y a rien eu de pareil. Tout est bien, très-bien, répéta-t-il en souriant.

      Serait-il possible qu’il ne me comprît pas, ou, ce qui serait pis encore, qu’il ne voulût pas me comprendre? Pensai-je; et des larmes jaillirent de mes yeux.

      — Il serait arrivé ceci, que, ne m’étant pas rendue coupable envers toi, je n’en aurais pas été punie par ton indifférence, ton mépris même, répliquai-je tout à coup. Ce qui ne serait pas arrivé, c’eût été de me voir, sans aucune faute de ma part, enlever soudainement par toi tout ce qui m’était cher.

      — Que dis-tu là, mon amie! S’écria-t-il, comme s’il n’eût pas compris ce que je disais.

      — Non, laisse-moi achever. Tu m’as enlevé ta confiance, ton amour, jusqu’à ton estime, et cela parce que j’ai cessé de croire que tu m’aimais encore après ce qui s’était passé. Non, il me faut dire une bonne fois tout ce qui depuis si longtemps me torture, repris-je en l’interrompant encore. Étais-je coupable de ce que je ne connaissais pas la vie et de ce que tu me laissais la découvrir toute seule?… Et suis-je coupable, à présent que j’ai fini par comprendre moi-même ce qu’il faut dans cette vie, à présent que depuis bientôt un an je lutte pour revenir à toi, si tu ne cesses pas de me repousser, faisant semblant de ne pas comprendre ce que je veux? Et si les choses s’arrangent de telle sorte qu’il n’y ait jamais rien à te reprocher, et que je reste coupable et malheureuse! Oui, tu voudrais me rejeter encore dans cette vie qui doit faire mon malheur et le tien!

      — En quoi vois-tu que je fasse cela? Demanda-t-il avec une surprise et un effroi sincères.

      — Ne me disais-tu pas, encore hier, oui, tu me le dis continuellement, que Je ne m’accommode pas ici, qu’il nous faut de nouveau aller passer l’hiver à Pétersbourg, que j’ai maintenant en horreur? Au lieu de me soutenir, continuai-je, tu as évité toute franchise avec moi, toute parole sincère et douce. Et ensuite, quand je tomberai, tu me reprocheras cette chute et tu la prendras gaîment.

      — Arrête, arrête, dit-il sévèrement et froidement; ce n’est pas bien, ce que tu dis là. Cela montre seulement que tu es mal disposée envers moi, que tu ne…

      — Que je ne t’aime pas! Dis-le, dis-le donc! Achevai-je, et des larmes mouillèrent mes yeux. Je m’assis sur le banc et je me couvris la figure avec mon mouchoir.

      Voilà comme il me comprend! Pensai-je, en essayant de contenir les sanglots qui m’oppressaient. C’en est fait, c’en est fait de notre ancien amour, dit une voix dans mon cœur. Il ne s’approcha pas de moi, ne me consola point. Il était blessé de ce que j’avais dit. Sa voix était tranquille et sèche.

      — Je ne sais pas ce que tu as à me reprocher, commença-t-il, si c’est que je ne t’aime plus comme autrefois.

      — Comme autrefois tu m’as aimée!… murmurai-je sous mon mouchoir, et des larmes amères l’inondèrent plus abondantes.

      — En cela, le temps et nous-mêmes, nous sommes également coupables. À chaque temps convient une phase de l’amour…

      Il se tut.

      Et te dirai-je toute la vérité, puisque tu veux de la franchise? De même que, pendant cette année où j’ai fait ta connaissance, j’avais passé des nuits sans sommeil à penser à toi, et j’avais édifié mon propre amour, et que cet amour grandissait dans mon cœur, ainsi précisément, à Pétersbourg et à l’étranger, je dormis d’affreuses nuits, m’étudiant à briser, à détruire cet amour qui me torturait. Je ne sus pas le briser, mais je brisai du moins ce qui en lui m’avait torturé; je me calmai, et tout de même je continuai à t’aimer, seulement d’un autre amour.

      — Et tu appelles cela amour, quand ce n’était qu’un supplice, répliquai-je. Pourquoi m’as-tu permis de vivre dans le monde, s’il te paraissait si pernicieux qu’à cause de lui tu aies cessé de m’aimer?

      — Ce n’est pas le monde, mon amie, qui a été le coupable.

      — Pourquoi n’as-tu pas fait usage de ton pouvoir? Pourquoi ne m’as-tu pas garrottée, pourquoi ne m’as-tu pas tuée? Cela eût été meilleur aujourd’hui pour moi que d’avoir perdu tout ce qui faisait mon bonheur, cela m’eût été meilleur, et il y aurait eu la honte de moins.

      Et de nouveau je me mis à sangloter en couvrant mon visage.

      Au même moment Macha et Sonia, joyeuses et toutes mouillées, avec un bruit éclatant de voix et de rires, entrèrent sur la terrasse; mais en nous apercevant elles se turent et la quittèrent aussitôt.

      Nous restâmes longtemps en silence; quand elles furent parties, j’épuisai toutes mes larmes et je me sentis soulagée. Je le regardai. Il était assis, la tête appuyée sur sa main, et il paraissait vouloir me dire quelque chose en réponse à mon regard, mais il se borna à soupirer péniblement et s’accorda de nouveau.

      Je m’approchai de lui et j’écartai sa main. Son regard alors se tourna pensivement vers moi.

      — Oui, dit-il, comme poursuivant sa pensée. Pour nous tous, et en particulier pour vous autres femmes, il faut de toute nécessité avoir porté à ses propres lèvres la coupe des frivolités de la vie avant d’arriver à goûter la vie elle-même; là-dessus on ne croit jamais l’expérience des autres. Tu n’avais pas encore, en ce temps-là, poussé bien loin la science des séduisantes et gracieuses frivolités. Je te laissai donc t’y plonger un moment et je n’avais pas le droit de te l’interdire, par cela seul que pour moi l’heure en était depuis longtemps passée.

      — Pourquoi m’as-tu laissé vivre au sein de ces frivolités, si tu m’aimais?

      — Parce que tu n’aurais


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