Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
cheval ou diplomate?
— Croiriez-vous que je n’en sais encore rien! Ni l’une ni l’autre de ces perspectives ne me séduit, dit Pierre en s’asseyant à la turque sur le divan.
— Il faut pourtant te décider à quelque chose; ton père attend!»
Pierre avait été envoyé à l’étranger à l’âge de dix ans avec un abbé pour précepteur, et il y était resté jusqu’à vingt-cinq ans. À son retour à Moscou, son père avait congédié l’abbé et avait dit au jeune homme: «Maintenant, va à Pétersbourg, examine et choisis! Je consens à tout. Voici une lettre pour le prince Basile, et voilà de l’argent. Écris et compte sur moi pour t’aider.»
Or depuis trois mois Pierre cherchait une carrière et ne faisait rien. Il se passa la main sur le front: «Ce doit être un franc-maçon? Dit-il en pensant à l’abbé qu’il avait vu à la soirée.
— Chimères que tout cela, lui dit en l’interrompant le prince André; parlons plutôt de tes affaires. Es-tu allé voir la garde à cheval?
— Non, je n’y suis pas allé; mais j’ai réfléchi à une chose, que je voulais vous communiquer. Nous avons la guerre avec Napoléon; si l’on se battait pour la liberté, je serais le premier à m’engager; mais aider l’Angleterre et l’Autriche à lutter contre le plus grand homme qui soit au monde, ce n’est pas bien.»
Le prince André ne fit que hausser les épaules à cette sortie enfantine; dédaignant d’y faire une réponse sérieuse, il se contenta de dire: «Si l’on ne se battait que pour ses convictions, il n’y aurait pas de guerre.
— Et ce serait parfait, répliqua Pierre.
— C’est bien possible, mais cela ne sera jamais, reprit en souriant le prince André.
— Enfin, voyons, pourquoi allons-nous faire la guerre?
— Pourquoi? Je n’en sais rien! Il le faut, et par-dessus le marché j’y vais. – et il s’arrêta. J’y vais, parce que la vie que je mène ici… ne me va pas!»
VII
Le frôlement d’une robe se fit entendre dans la pièce voisine. À ce bruit, le prince André eut l’air de revenir à lui: il se redressa et donna à son visage l’expression qu’il avait eue pendant toute la soirée d’Anna Pavlovna. Pierre glissa ses pieds à terre. La princesse entra; elle avait eu le temps de remplacer sa toilette du soir par un déshabillé de maison, non moins frais et non moins élégant; son mari se leva et lui avança poliment un fauteuil.
«Je me demande souvent, dit-elle en français, selon son habitude, et en s’asseyant vivement, pourquoi Annette ne s’est pas mariée? Comme vous êtes sots, messieurs, de ne pas l’avoir épousée! Je vous en demande pardon, mais vous n’entendez rien aux femmes. Quel disputeur vous faites, monsieur Pierre!
— Je dispute aussi contre votre mari, car je ne comprends pas pourquoi il va faire la guerre,» dit Pierre en s’adressant à la princesse, sans le moindre symptôme de cet embarras qui existe souvent entre un jeune homme et une jeune femme.
La princesse tressaillit; la réflexion de Pierre l’avait touchée au vif.
«Eh bien, moi aussi, je lui dis la même chose. Vraiment, je ne comprends pas pourquoi les hommes ne peuvent vivre sans guerre? Pourquoi ne désirons-nous rien, n’avons-nous besoin de rien, nous autres femmes? Voyons, je vous en fais juge. Je suis toujours à lui répéter que sa position ici comme aide de camp de mon oncle est des plus brillantes: chacun le connaît, chacun l’apprécie! Pas plus tard que ces jours-ci, chez les Apraxine, j’ai entendu une dame dire: «C’est là le fameux «prince André!» ma parole d’honneur!»
Et elle éclata de rire.
«Voilà comment il est reçu partout, et il peut, quand il le voudra, devenir aide de camp de l’empereur, car l’empereur, vous le savez, s’est entretenu très gracieusement avec lui! Nous le disions justement, Annette et moi, ce serait si facile à arranger! Qu’en pensez-vous?»
Pierre regarda le prince André et se tut en voyant que son ami paraissait contrarié.
«Quand partez-vous? Demanda-t-il.
— Ah! Ne me parlez pas de ce départ, je ne veux pas en entendre parler, reprit la princesse de cet air à la fois capricieux et enjoué qu’elle avait eu avec Hippolyte, mais qui, dans ce cercle intime dont Pierre faisait partie, détonnait singulièrement. Lorsque j’ai pensé aujourd’hui qu’il me faudra rompre avec toutes des chères relations… je…, et puis, sais-tu, André, et elle lui fit un imperceptible clignement d’yeux en frissonnant… j’ai peur!»
Son mari la regarda stupéfait, comme s’il venait seulement de s’apercevoir de sa présence. Il lui répondit pourtant avec une froide politesse:
«Que craignez-vous, Lise? Je ne vous comprends pas.
— Voilà bien les hommes! Des égoïstes, tous des égoïstes! Parce qu’il lui est venu une fantaisie, il m’abandonne, Dieu sait pourquoi, et m’enferme toute seule à la campagne.
— Avec mon père et ma sœur, vous l’oubliez.
— Cela revient au même; j’y serai seule, loin de mes amis à moi, et il veut que je sois tranquille?»
Elle parlait d’un ton boudeur; sa lèvre relevée, loin de donner à sa physionomie une expression souriante, lui prêtait au contraire quelque chose qui faisait songer à un méchant petit rongeur. Elle se tut, ne trouvant peut-être pas convenable de faire allusion à sa grossesse devant Pierre, car là était le nœud de la situation.
«Je ne puis pourtant pas deviner de quoi vous avez peur,» reprit lentement son mari, sans la quitter du regard.
La princesse rougit et fit un geste de désespoir.
«André, André, pourquoi êtes-vous si changé?
— Votre médecin vous défend de veiller; vous devriez aller vous mettre au lit.»
La princesse ne répondit rien, mais ses lèvres tremblèrent, tout à coup. Quant à lui, il se leva, haussa les épaules et se mit à arpenter son cabinet.
Pierre, naïvement surpris, les observait tous deux; enfin il fit un mouvement comme pour se lever, mais il s’arrêta.
«Ça m’est égal que monsieur Pierre soit présent, s’écria la princesse, dont la jolie figure fit la grimace de l’enfant qui va pleurer. Il y a longtemps, André, que je voulais te le demander: pourquoi es-tu devenu tout autre avec moi? Que t’ai-je fait? Tu vas rejoindre l’armée, tu n’as aucune pitié pour moi. Pourquoi?
— Lise!» dit le prince André.
Et ce seul mot contenait à la fois la prière, la menace et l’assurance qu’elle allait regretter ses paroles.
Elle continua pourtant avec précipitation:
«Tu me traites en malade ou en enfant. Je vois tout… Tu n’étais pas ainsi il y a six mois!
— Lise, finissez, je vous en prie,» reprit son mari en élevant la voix.
Pierre, dont l’agitation n’avait fait que croître pendant cet entretien, se leva et s’approcha de la jeune femme. Il paraissait ne pouvoir supporter la vue de ses larmes, et l’on aurait dit qu’il était prêt à pleurer avec elle.
«Calmez-vous, princesse; ce sont des idées… J’ai éprouvé cela aussi… je vous assure… enfin… non, excusez-moi; je suis de trop comme étranger. Tranquillisez-vous. Adieu!»
Le prince André le retint.
«Non, Pierre; attends. La princesse est trop bonne pour me priver du plaisir de passer ma soirée avec toi.
— Oui, il ne pense qu’à lui, murmura-t-elle, sans pouvoir retenir