Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
par-dessus ses lunettes.
«Allons, je vous reconduirai, tâchez de pleurer… rien ne soulage comme les larmes!»
Elle le fit passer dans une salle obscure. En y entrant, Pierre éprouva la satisfaction intime de n’y être plus un objet de curiosité. Anna Mikhaïlovna l’y laissa un moment, et, quand elle revint le chercher, elle le trouva profondément endormi, la tête appuyée sur sa main.
Le lendemain, elle lui dit:
«Oui, mon cher ami, c’est une grande perte pour nous tous. Je ne parle pas de vous. Dieu vous soutiendra, vous êtes jeune, vous serez à la tête d’une fortune colossale. Le testament n’a pas encore été ouvert, mais je vous connais assez pour être sûre que cela ne vous tournera pas la tête; seulement vous aurez de nouveaux devoirs à remplir, il faut être homme!»
Pierre ne disait mot.
«Un jour peut-être…, plus tard, je vous raconterai! Enfin… si je n’avais pas été là, Dieu sait ce qui serait arrivé. Mon oncle m’avait promis, avant-hier encore, de ne pas oublier Boris, mais il n’a pas eu le temps d’y songer. J’espère, mon cher ami, que vous exécuterez les volontés de votre père.»
Pierre, qui ne comprenait rien à tout ce qu’elle disait, se taisait et rougissait d’un air embarrassé.
Après la mort du vieux comte, la princesse était retournée chez les Rostow pour s’y reposer un peu de toutes ses fatigues. À peine éveillée, elle se mit à raconter à ses amis et à ses connaissances les moindres détails de cette nuit pleine d’incidents. «Le comte, disait-elle, était mort comme elle aurait elle-même désiré mourir!… Sa fin avait été des plus édifiantes, et la dernière entrevue entre le père et le fils touchante au point qu’elle ne pouvait y songer sans attendrissement. Elle ne savait vraiment pas lequel des deux s’était montré le plus admirable pendant ces derniers et solennels instants, du père, qui avait eu un mot pour chacun et qui s’était montré d’une tendresse si profonde pour son enfant, ou du fils, qui, anéanti et brisé par la douleur, s’efforçait encore de prendre sur lui en face de son père à l’agonie… «De pareilles scènes sont navrantes, mais elles font du bien… Elles élèvent l’âme lorsqu’on a devant soi des hommes comme ceux-là!» ajoutait-elle. Elle racontait aussi et critiquait la conduite du prince Basile et de la princesse Catiche, mais bien bas, dans le tuyau de l’oreille, et sous le sceau du plus grand secret.
XXV
On attendait de jour en jour à Lissy-Gory, domaine du prince Nicolas Andréévitch Bolkonsky, l’arrivée du jeune prince André et de sa femme; mais cette attente ne troublait en rien le mode d’existence établi par le vieux prince, qu’on avait surnommé, dans un certain cercle, «le roi de Prusse». Général en chef de l’empereur Paul, il avait été exilé par lui dans sa propriété de Lissy-Gory, et il y vivait depuis lors dans la retraite avec sa fille Marie et sa demoiselle de compagnie, MlleBourrienne. Le nouveau règne lui avait ouvert les portes de sa prison et lui avait rendu le droit de séjourner dans les deux capitales; mais il s’obstinait à ne pas quitter sa terre, ayant déclaré à qui voulait l’entendre que les cent cinquante verstes qui le séparaient de Moscou pouvaient bien être franchies par ceux qui désiraient le voir, et que, quant à lui, il n’avait besoin de rien, ni de personne.
Les vices de l’humanité provenaient, disait-il, exclusivement de deux causes: l’oisiveté et la superstition. De même, il ne reconnaissait que deux vertus: l’activité et l’intelligence; et il s’occupait personnellement de l’éducation de sa fille, afin de développer en elle, autant que possible, ces deux qualités. Jusqu’à l’âge de vingt ans, elle avait étudié, sous sa direction, la géométrie et l’algèbre, et sa journée avait été méthodiquement employée à des occupations déterminées et suivies.
Quant à lui, il écrivait ses mémoires, résolvait des problèmes de mathématiques, tournait des tabatières, travaillait au jardin et surveillait la construction de ses différentes bâtisses, qui lui donnaient fort à faire, car le bien était grand et l’on bâtissait toujours.
Jusqu’au moment de son entrée dans la salle à manger, qui avait lieu invariablement à la même heure, ou, pour mieux dire, à la même minute, sa vie entière était réglée dans ses moindres détails avec une exactitude scrupuleuse. Il était cassant et exigeant à l’extrême à l’égard de son entourage, y compris sa fille; aussi, sans être cruel, il avait su inspirer une crainte et un respect qu’un homme vraiment méchant aurait eu de la peine à obtenir. Malgré sa vie retirée et en dehors de tout emploi officiel, aucun des fonctionnaires du gouvernement où il demeurait n’eût manqué de venir lui présenter ses devoirs et de pousser la déférence jusqu’à attendre son apparition dans le grand vestibule, à l’exemple de la princesse Marie, de l’architecte et du jardinier. Tous ressentaient du reste le même sentiment mêlé de crainte et de respect, lorsque la lourde porte de son cabinet s’ouvrait lentement pour laisser passer ce petit vieillard, avec sa perruque poudrée, ses mains sèches et fines, ses sourcils épais et grisonnants, dont l’ombre adoucissait parfois l’éclat des yeux brillants et presque jeunes encore.
Dans la matinée où devait arriver le jeune ménage, la princesse Marie traversa, selon son invariable habitude, le grand vestibule pour aller souhaiter le bonjour à son père, et, comme toujours, à ce moment-là, elle ne pouvait se défendre d’une certaine émotion, elle se signait et priait pour se donner du courage, afin que cette première entrevue se passât sans bourrasque. Le vieux serviteur poudré qui était toujours assis dans le vestibule se leva et lui dit tout bas:
«Veuillez entrer.»
Le bruit régulier d’un tour se faisait entendre dans la pièce voisine. La princesse en ouvrit timidement la porte, qui tourna doucement sur ses gonds, et s’arrêta sur le seuil; le prince travaillait, il se retourna et reprit aussitôt son ouvrage.
Ce cabinet était plein d’objets d’un usage journalier. Une énorme table, sur laquelle étaient jetés au hasard des cartes et des livres, des armoires vitrées dont les clefs brillaient dans leurs serrures, un bureau très élevé pour écrire débout, et sur lequel s’étalait un cahier ouvert, un tour garni de ses outils, et des copeaux jonchant le parquet, témoignaient d’une activité variée, constante et réglée. Au mouvement cadencé de son pied chaussé d’une botte molle à la tartare, à la pression ferme et égale de sa main nerveuse, on restait frappé de la forte dose de volonté contenue dans ce vieillard encore vert. Après avoir travaillé pendant quelques secondes, il retira son pied de dessus la pédale, essuya le repoussoir, qu’il jeta dans un sac de cuir cloué au tour, et s’approcha de la table. Il n’avait pas l’habitude de bénir ses enfants, mais il leur offrait toujours à baiser une joue, que le rasoir négligeait le plus souvent. Ce cérémonial accompli, il examina sa fille et lui dit avec une certaine brusquerie, qui cependant n’était pas exempte d’affection:
«Tu vas bien, tu vas bien? Assieds-toi là…»
Et, s’emparant d’un cahier de géométrie écrit de sa main, il étendit la jambe et attira à lui un fauteuil.
«C’est pour demain,» dit-il vivement en feuilletant les pages et en marquant de l’ongle le paragraphe qu’il avait choisi.
La princesse Marie se pencha sur la table.
«Tiens, voici une lettre pour toi,» ajouta-t-il tout à coup, en retirant d’un vide-poche suspendu au mur une enveloppe dont l’adresse avait été écrite par une main féminine, et il la lui jeta.
À la vue de cette lettre, le visage de la princesse Marie se marbra de taches rouges; elle la saisit aussitôt et la regarda.
«Est-ce de ton «Héloïse»? Demanda le prince avec un sourire glacial, qui laissa voir des dents jaunes, mais bien conservées.
— Oui, c’est de Julie, répondit-elle timidement.
— Je laisserai encore passer deux lettres, mais je lirai la troisième;