Anna Karénine (l'intégrale, Tome 1 & 2). León Tolstoi

Anna Karénine (l'intégrale, Tome 1 & 2) - León Tolstoi


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avait de part et d’autre rendu compte de l’impression produite; on était venu ensuite au jour indiqué faire aux parents une demande officielle, qui avait été agréée, et tout s’était passé simplement et naturellement. Au moins est-ce ainsi que la princesse se rappelait les choses à distance. Mais lorsqu’il s’était agi de marier ses filles, elle avait appris, par expérience, combien cette affaire, si simple en apparence, était en réalité difficile et compliquée.

      Que d’anxiétés, que de soucis, que d’argent dépensé, que de luttes avec son mari lorsqu’il avait fallu marier Dolly et Nathalie! Maintenant il fallait repasser par les mêmes inquiétudes et par des querelles plus pénibles encore! Le vieux prince, comme tous les pères en général, était pointilleux à l’excès en tout ce qui touchait à l’honneur et à la pureté de ses filles; il en était jaloux, surtout de Kitty, sa favorite. À chaque instant il faisait des scènes à la princesse et l’accusait de compromettre sa fille. La princesse avait pris l’habitude de ces scènes du temps de ses filles aînées, mais elle s’avouait actuellement que la susceptibilité exagérée de son mari avait sa raison d’être. Bien des choses étaient changées dans les usages de la société, et les devoirs d’une mère devenaient de jour en jour plus difficiles. Les contemporaines de Kitty se réunissaient librement entre elles, suivaient des cours, prenaient des manières dégagées avec les hommes, se promenaient seules en voiture; beaucoup d’entre elles ne faisaient plus de révérences, et, ce qu’il y avait de plus grave, chacune d’elles était fermement convaincue que l’affaire de choisir un mari lui incombait à elle seule, et pas du tout à ses parents. «On ne se marie plus comme autrefois,» pensaient et disaient toutes ces jeunes filles, et même les vieilles gens. Mais comment se marie-t-on alors maintenant? C’est ce que la princesse n’arrivait à apprendre de personne. L’usage français qui donne aux parents le droit de décider du sort de leurs enfants n’était pas accepté, il était même vivement critiqué. L’usage anglais qui laisse pleine liberté aux jeunes filles n’était pas admissible. L’usage russe de marier par un intermédiaire était considéré comme un reste de barbarie; chacun en plaisantait, la princesse comme les autres. Mais comment s’y prendre pour bien faire? Personne n’en savait rien. Tous ceux avec lesquels la princesse en avait causé répondaient de même: «Il est grand temps de renoncer à ces vieilles idées; ce sont les jeunes gens qui épousent, et non les parents: c’est donc à eux de savoir s’arranger comme ils l’entendent.» Raisonnement bien commode pour ceux qui n’avaient pas de filles! La princesse comprenait qu’en permettant à Kitty la société des jeunes gens, elle courait le risque de la voir s’éprendre de quelqu’un dont eux, ses parents, ne voudraient pas, qui ne ferait pas un bon mari ou qui ne songerait pas à l’épouser. On avait donc beau dire, la princesse ne trouvait pas plus sage de laisser les jeunes gens se marier tout seuls, à leur fantaisie, que de donner des pistolets chargés, en guise de joujoux, à des enfants de cinq ans. C’est pourquoi Kitty la préoccupait plus encore que ses sœurs.

      En ce moment, elle craignait surtout que Wronsky ne se bornât à faire l’aimable; Kitty était éprise, elle le voyait et ne se rassurait qu’en pensant que Wronsky était un galant homme; mais pouvait-elle se dissimuler qu’avec la liberté de relations nouvellement admise dans la société il n’était bien facile de tourner la tête à une jeune fille, sans que ce genre de délit inspirât le moindre scrupule à un homme du monde? La semaine précédente, Kitty avait raconté à sa mère une de ses conversations avec Wronsky pendant un cotillon, et cette conversation sembla rassurante à la princesse, sans la tranquilliser complètement. Wronsky avait dit à sa danseuse que son frère et lui étaient si habitués à se soumettre en tout à leur mère, qu’ils n’entreprenaient jamais rien d’important sans la consulter. «Et en ce moment, avait-il ajouté, j’attends l’arrivée de ma mère comme un bonheur particulièrement grand.»

      Kitty rapporta ces mots sans y attacher aucune importance spéciale, mais sa mère leur donna un sens conforme à son désir. Elle savait qu’on attendait la vieille comtesse et qu’elle serait satisfaite du choix de son fils; mais alors pourquoi sembler craindre de l’offenser en se déclarant avant son arrivée? Malgré ces contradictions, la princesse interpréta favorablement ces paroles, tant elle avait besoin de sortir d’inquiétude.

      Quelque amer que lui fût le malheur de sa fille aînée, Dolly, qui songeait à quitter son mari, elle se laissait absorber entièrement par ses préoccupations au sujet du sort de la cadette, qu’elle voyait prêt à se décider. L’arrivée de Levine augmenta son trouble; elle craignit que Kitty, par un excès de délicatesse, ne refusât Wronsky, en souvenir du sentiment qu’elle avait un moment éprouvé pour Levine; ce retour lui semblait devoir tout embrouiller et reculer un dénouement tant désiré.

      «Est-il arrivé depuis longtemps? Demanda-t-elle à sa fille en rentrant.

      — Il est arrivé aujourd’hui, maman.

      — Il y a une chose que je veux te dire,… commença la princesse, et à l’air sérieux et agité de son visage Kitty devina de quoi il s’agissait.

      — Maman, dit-elle en rougissant et en se tournant vivement vers elle, ne dites rien. Je vous en prie, je vous en prie. Je sais, je sais tout.»

      Elle partageait les idées de sa mère, mais les motifs qui déterminaient le désir de celle-ci la froissaient.

      «Je veux dire seulement qu’ayant encouragé l’un…

      — Maman, ma chérie, au nom de Dieu ne dites rien, j’ai peur d’en parler.

      — Je ne dirai rien, répondit la mère en lui voyant des larmes dans les yeux: un mot seulement, ma petite âme. Tu m’as promis de n’avoir pas de secrets pour moi.

      — Jamais, jamais aucun, s’écria Kitty en regardant sa mère bien en face, tout en rougissant. Je n’ai rien à dire maintenant, je ne saurais rien dire, même si je le voulais, je ne suis…

      — Non, avec ces yeux-là elle ne saurait mentir,» pensa la mère, souriant de cette émotion, tout en songeant à ce qu’avait d’important pour la pauvrette ce qui se passait dans son cœur.

      XIII

      Kitty éprouva après le dîner et au commencement de la soirée une impression analogue à celle que ressent un jeune homme la veille d’une première affaire. Son cœur battait violemment, et elle était incapable de rassembler et de fixer ses idées.

      Cette soirée où ils se rencontreraient pour la première fois déciderait de son sort; elle le pressentait, et son imagination les lui représentait, tantôt ensemble, tantôt séparément. En songeant au passé, c’était avec plaisir, presque avec tendresse, qu’elle s’arrêtait aux souvenirs qui se rapportaient à Levine; tout leur donnait un charme poétique: l’amitié qu’il avait eue pour ce frère qu’elle avait perdu, leurs relations d’enfance; elle trouvait doux de penser à lui, et de se dire qu’il l’aimait, car elle ne doutait pas de son amour, et en était fière. Elle éprouvait au contraire un certain malaise en pensant à Wronsky, et sentait dans leurs rapports quelque chose de faux, dont elle s’accusait, car il avait au suprême degré le calme et le sang-froid d’un homme du monde, et restait toujours également aimable et naturel. Tout était clair et simple dans ses rapports avec Levine; mais si Wronsky lui ouvrait des perspectives éblouissantes, et un avenir brillant, l’avenir avec Levine restait enveloppé d’un brouillard.

      Après le dîner, Kitty remonta dans sa chambre pour faire sa toilette du soir. Debout devant son miroir, elle constata qu’elle était en beauté, et, chose importante ce jour-là, qu’elle disposait de toutes ses forces, car elle se sentait en paix et en pleine possession d’elle-même.

      Comme elle descendait au salon vers sept heures et demie, un domestique annonça: «Constantin-Dmitrievitch Levine.» La princesse était encore dans sa chambre, le prince n’était pas là. «C’est cela,» pensa Kitty, et tout son sang afflua à son cœur. En passant devant un miroir, elle fut effrayée de sa pâleur.

      Elle savait maintenant, à


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