La Théorie Postcoloniale. Leon-Marie Nkolo Ndjodo
; l’extériorité de l’infrastructure historique et matérielle qui (sup)porte cette créativité foisonnante, d’autre part. Défendue par L. Goldmann (1962) et complétée par la critique de H. Lefebvre (1975), la méthode du structuralisme génétique met l’accent sur la nature globale des phénomènes, qu’ils soient naturels ou culturels ; elle reconnaît leurs régularités internes, les interrelations et interactions qui unissent les parties entre elles, mais également les parties avec le tout. En revanche, à l’inverse du structuralisme statique de Cl. Lévi-Strauss, ou de M. Foucault, le structuralisme génétique n’admet pas les systèmes clos, une telle hypothèse ramenant très souvent les processus évolutifs qualitatifs à des opérations de la pure structure, ou de la pure conscience, appréhendées sous l’angle réductionniste de l’histoire des mentalités (Foucault, 1966).
Le génétisme réintroduit le mouvement historique réel à l’intérieur des structures. Ce qui permet de suivre la dynamique globale qui les anime et guide leurs transformations depuis leur genèse. La structure formée par l’objet d’art de l’Afrique contemporaine obéit certes aux lois pures de l’esthétique ; mais elle répond plus fondamentalement aux puissantes forces à l’œuvre dans l’histoire mondiale – les forces du capital en l’occurrence. L’œuvre d’art africain agit parfois comme une ratification des nouvelles conditions sociales et économiques posées à l’intégration de l’Afrique dans l’économie mondialisée. La signification de l’imagination culturelle dans l’Afrique postcoloniale se dégage de cette articulation de l’intérieur et de l’extérieur, de l’esthétique et de l’historique, du beau et de la vie.
Dé-fondations conceptuelles
Loin d’être uniquement matérielles, les forces qui composent la dialectique historique sont aussi théoriques, parce que les forces intellectuelles sont aussi des forces concrètes, pratiques, vivantes, réelles, au sens où le soutenait K. Marx. Ceci pour dire qu’une conceptualisation pertinente de l’imaginaire africain « postcolonial » est indissociable d’une discussion approfondie des mutations qui ont marqué le monde de la pensée, à la fin du XXe siècle. Ces mutations transparaissent dans le postmodernisme (Vattimo, 1987 ; Maffesoli, 2010) ; la French Theory (Derrida, 1967 ; Foucault, 1969) ; les Cultural studies (Hall, 2008 ; Said, 2003) ; les Subaltern studies (Bhabha, 2007 ; Spivak, 2009) ; le mouvement de la négritude (Senghor, 1964 ; Césaire, 2004) ; l’école de la créolité, des écritures migrantes, diasporiques ou métasporiques (Des Rosiers, 2013) ; les philosophies et esthétiques culturelles de la « double conscience » (Gilroy, 2003) ; le courant des « épistémologies du Sud » et des « savoirs endogènes » (De Souza Santos, 2013) ; la pensée postcoloniale (Bayart, 1989) et son renouveau dans le débat sur la décolonialité.
Ces courants de pensée couronnent l’entreprise d’ébranlement des fondements intellectuels de la modernité, débutée entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle à travers le dadaïsme, le cubisme et l’antihumanisme de F. Nietzsche, E. Husserl et de M. Heidegger. Ils forment le puissant parti des « anti-Lumières » (Sternhell, 2006) hostiles à toute pensée des fondements. Déraciné et montrant une grande aversion pour l’idéologie moderne du progrès, l’homme « postmoderne » (tout comme sa réplique « postcoloniale ») est un sujet flottant, déterritorialisé, désaffilié et hybride. Semblable au rhizome, ou au corps lisse sans organes de G. Deleuze, il s’adapte ingénieusement, à travers ruses incessantes et métamorphoses opportunistes, aux formes globalisées de l’économie, de l’art et de la culture.
Or, appliquée aux questions africaines, la tradition moderne de l’hégélianisme et du marxisme fournit sa base critique à notre analyse8. Cette tradition met en cause le pouvoir dissolvant de l’argent dans l’art. Elle souligne la puissance d’aliénation de l’argent, cette « prostituée » qu’évoquait K. Marx, et qui, une fois érigée en but unique de l’existence humaine et en médiateur universel de la vie sociale, réconcilie les contraires : le bien et le mal, la vertu et le vice, le beau et le laid, le noble et le méprisable, la culture et la barbarie (Marx, 1996).
L’art postcolonial africain symbolise parfaitement cette puissance corrosive du capital. Il porte les aspirations utopiques du nouveau sujet ayant émergé des fondations du capitalisme néolibéral en cours d’édification en Afrique : le sujet pléonexique (Dufour, 2011 ; Mbele, 2015).
Il s’agit d’un étrange individu à la soif inextinguible des richesses, à l’appétit sans bornes pour les possessions matérielles, et à la volonté de puissance implacable. Adepte de l’eugénisme social, théoricien exalté de la réussite individuelle et de l’enrichissement instantané et vertigineux, le pléonexe africain manie avec dextérité les poncifs de l’idéologie libre-échangiste promue par les institutions financières internationales (FMI, BM, OMC) : « Etat de droit », « droits de l’homme », « bonne gouvernance », « société civile », « flexibilité », « compétitivité », « transparence », etc. (Laïdi, 2004 ; Cohen-Tanuggi, 1985 ; Nkolo Foé, 2013). Manipulateur de symboles, ce sophiste parfait excelle dans l’art oratoire (Nkolo Foé, 2008 : 65-76). Cynique absolu, il dédaigne l’accumulation par le travail auquel il préfère la spéculation boursière. Défenseur ardent de la financiarisation de l’économie et de la cybernétisation des rapports sociaux, il possède l’arrogance et l’impudeur de ceux qui se situent au-dessus de toute norme : morale, sociale, familiale, juridique, philosophique, religieuse, esthétique. Convaincu du caractère messianique de sa mission d’enracinement du néolibéralisme dans les sociétés africaines, ce sans-gêne ne s’embarrasse d’aucun principe régulateur autre que le lucre. Démesurément ambitieux, n’ayant pour unique maître que l’instinct, le Calliclès africain de l’époque postcoloniale montre une parfaite insolence à l’égard des grandes figures de la pensée, de la morale, de l’histoire, de la tradition. Son goût immodéré pour l’argent issu de la corruption et du crime fait de ce nouveau sujet un homo venalis. Disciple de R. Rorty et de F. V. Hayek, il identifie sans honte ses intérêts particuliers d’élite indigène servile à ceux de l’oligarchie capitaliste mondiale9.
En tant que forme spécifique de créativité, l’art africain « postcolonial » relaie les besoins de cette nouvelle classe de fripons apparue dans les années 1990. Ce temps, il faut le rappeler, fut celui de l’application des sévères mesures d’ajustement structurel à l’Afrique noire. Les conséquences de cet imperium du marché guidé par les règles de la gouvernance d’entreprise furent désastreuses : disparition du faible tissu industriel construit aux premières heures des indépendances ; montée exponentielle du chômage ; déflations dans la fonction publique ; privatisation des grandes entreprises d’État et des services publics de transport, d’eau, d’électricité, de santé, d’éducation ; écrasement du monde paysan ; augmentation vertigineuse du prolétariat urbain ; paupérisation massive aggravée par une explosion démographique sans précédent dans l’histoire du continent depuis les grandes déportations de l’époque esclavagiste ; creusement abyssal des inégalités sociales et économiques. Consécutivement à ces chocs douloureux, les restructurations de la conscience furent phénoménales, la face postcoloniale se voulant la plus marquante.
Or, nous semble-t-il, des formes d’imaginations africaines de soi différentes sont opposables à cette créativité atomisée. Pour une part, elles puisent leur pouvoir instituant dans la fin de non-recevoir adressée par la raison et les peuples à la pléonexie, cette plaie de l’âme que Platon abhorrait de toutes ses forces. Elles renouent par ailleurs avec la grande invite faite aux peuples opprimés par F. Fanon, celle de « sortir de la nuit » du capitalisme impérial (Fanon, 2002)10. Il s’agit de la tâche urgente pour les arts et les cultures d’Afrique, du préalable au renouvellement des vies africaines. Cette tâche utopique se résout dans une vision cosmétique