Les Rejetés. Owen Jones

Les Rejetés - Owen Jones


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fixait son morceau de viande de ses yeux rouges et roses tel un faucon.

      « Est-ce qu’il y a un problème ? demanda-t-il en penchant la tête vers son épouse.

      — Non, Heng, aucun. Ça nous fait plaisir de te voir à nouveau manger de la nourriture solide, c’est tout. On est tous heureux pour toi, n’est-ce pas ?

      — Oui, acquiescèrent-ils tous, bien que Da se trouvât dans le doute à ce sujet. Elle n’était cependant pas encore prête à en faire part aux autres à cet instant précis.

      — Bien ! Aucun problème alors », conclut Heng, avant de se remettre à déconstruire son morceau de viande avec une joie non dissimulée.

      Il mit une demi-heure complète pour manger un peu plus de trente-huit centimètres carrés de viande, puis il s’attaqua à l’os, qu’il nettoya proprement avant d’également le sucer. Les autres trouvèrent impossible de se concentrer sur leur propre repas, ce qui eut pour conséquence que la partie creuse se retrouva complètement sèche et que leur viande brûla plus d’une fois, ruinant la majorité de leur nourriture, même s’ils mangèrent tout quand même. Ils n’étaient pas gaspilleurs.

      Quand il eut fini sa première côtelette, Heng s’essuya la bouche du dos de sa main, puis la lécha et suça les résidus s’y trouvant. Un passant aurait pu croire que Heng venait d’avoir été libéré après des années d’emprisonnement solitaire à n’avoir été nourri qu’avec de maigres rations de pain et d’eau. Aucun membre de la famille n’avait jamais vu quelqu’un apprécier si visiblement sa nourriture.

      « Tu veux l’autre maintenant, Paw ? » demanda Din.

      Heng attrapa la couverture sur ses épaules pour la réajuster afin d’être plus confortable et Den sauva son assiette avant qu’elle ne tombât de ses genoux.

      « On va attendre que ça descende, répondit Heng. On mangera plus ensuite. Très bonne nourriture. Heng aime beaucoup. »

      Den jeta un regard à sa mère, et elle comprit ce qu’il voulait lui dire. Heng parlait une sorte de pidgin plutôt que du bon thaï, et personne ne l’avait jamais vu dans un tel état auparavant, même si son thaï n’avait jamais été parfait du fait que ses parents étaient chinois.

      Alors que chacun digérait tranquillement et que Heng était à nouveau silencieux, un bruit de succion étouffé émana de sa position. Tout le monde savait ce qui venait de se passer, mais ils firent semblant de n’avoir rien entendu par politesse. Un nouveau son identique se fit cependant entendre, suivi par une odeur atroce. Seules Wan et Da osèrent regarder Heng, qui souriait de toutes ses dents sous ses lunettes sombres.

      Den se mit à glousser nerveusement. Il le fit d’abord silencieusement, jusqu’à ce qu’il ne fût plus en mesure de se retenir et, rapidement, Din fut contaminée par son rire.

      « Silence, les enfants ! Votre père n’y peut rien. Il est malade, les admonesta Wan. La nourriture solide a dû le traverser d’un coup. »

      Den et Din n’arrivèrent cependant pas à se contrôler, et Heng se contenta de rester assis là, un rictus satisfait étalé sur son visage. Quelques minutes plus tard, quand l’odeur fut moins forte, Wan dit à Den :

      « Emmène ton père aux toilettes s’il te plaît, Den, pour qu’il puisse se laver. S’il y a un problème, crie et je viendrai aider. Heng, mets tes sous-vêtements dans la corbeille de linge sale. Je m’en occuperai demain.

      Lorsqu’ils furent partis, Wan dit :

      — Eh bien ! Qu’est-ce que tu penses de tout ça, Tante Da ?

      — Étrange, non ? Le comportement de Heng me rappelle celui d’un oiseau. Je n’arrive pas à exactement mettre le doigt dessus, mais la manière dont il était assis là, comme s’il était perché, et la manière dont il a mangé puis déféqué directement après… Les oiseaux font ça, et d’autres animaux aussi sans doute, mais prenez pour exemple les poulets dans votre cour. Je n’arrive pas à me défaire de l’idée qu’il était perché là comme un oiseau avec sa couverture et ses lunettes après avoir mangé sa côtelette.

      — Donc tu ne penses pas qu’il est juste incontinent ? Je m’inquiète un peu pour notre lit… On a acheté un nouveau matelas il y a à peine quelques semaines… Ça serait dommage, non ? Tu crois que ça serait possible de le faire dormir dans la grange jusqu’à ce qu’on soit sûrs ?

      — Non, ne t’inquiète pas ! Même les oiseaux ne défèquent pas dans leur propre nid. Mais tu ferais sans doute mieux de lui mettre des couches jusqu’à ce qu’on comprenne mieux ce qui se passe… Ou des sous-vêtements pour incontinents, si ça continue, mais il faudra que tu ailles en chercher en ville. »

      Lorsque Heng revint avec Den, il avait l’air un peu déconfit, voire embarrassé.

      « Est-ce que ça va, Heng ? lui demanda son épouse.

      — Oui. Un accident. Ne t’inquiète pas. Aucun problème. Se passera plus aujourd’hui. Au lit maintenant.

      — D’accord, bonne idée. Et concernant son milkshake, Tante Da ?

      — Je pense qu’il vaudrait mieux qu’il en boive encore avant d’aller dormir. Ne t’inquiète pas pour le nouveau matelas ; il ne l’a pas souillé plus tôt, donc je ne pense pas qu’il le fera ce soir, mais je ne pense pas que je voudrais qu’il se retrouve à se réveiller au milieu de la nuit pour trouver quelque chose à manger si je vivais avec lui.

      — Oui, tu as sans doute raison. Den, assieds ton père au bord de la table pour une minute. Din, va chercher un verre de milkshake, s’il te plaît. »

      Une fois qu’il eut consommé ce dernier sans odeurs ni bruits suspects, Wan demanda à leurs enfants de mener leur père à son lit.

      « Je monte bientôt voir si tout va bien, mais je pense qu’il va dormir maintenant. Bon, bon, bon, Tante Da. Quelle affaire, hein ? Nous avons un homme-oiseau à la maison, maintenant ! Qu’est-ce que tu penses de tout ça ?

      — Je n’en suis pas encore sûre, Wan, mais ta blague est peut-être plus proche de la vérité que tu ne le crois. Tout ce qu’on peut faire, c’est attendre et aviser. Commençons par voir s’il va vouloir migrer vers le sud en hiver. »

      Wan ne fut pas sûre de savoir si Da plaisantait ou non, aussi lui adressa-t-elle un demi-sourire dont elle espérait qu’il ne la trahirait pas, même si elle savait qu’elle avait peu d’espoir à avoir face à Tante Da, la Chamane.

      Elle était inquiète, mais qui ne l’aurait pas été dans de telles circonstances ?

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