La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle. Marie Catherine d'Aulnoy

La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle - Marie Catherine  d'Aulnoy


Скачать книгу
Les neiges étaient si hautes, que nous avions toujours vingt hommes qui nous frayaient les chemins avec des pelles. Vous allez peut-être croire qu'il m'en coûtait beaucoup: mais les ordres sont si bien établis et si bien observés, que les habitants d'un village sont obligés de venir au-devant des voyageurs, et de les conduire jusqu'à ce qu'on trouve les habitants d'un autre village; et comme l'on n'a aucun engagement de leur rien donner, la plus petite libéralité les satisfait. On ajoute à ce premier soin celui de sonner les cloches sans cesse, pour avertir les voyageurs des lieux où ils peuvent faire retraite dans un si mauvais temps; il est très-rare d'en voir un pareil dans ce pays; et l'on m'assura que, depuis quarante ans, les neiges n'y avaient pas été si hautes que nous les trouvions: ainsi on les regardait comme une espèce de prodige, et il se passe beaucoup d'hivers sans qu'il gèle dans cette province.

      Notre troupe était si grosse, que nous l'aurions bien disputé à ces fameuses caravanes qui vont à la Mecque; car, sans compter mon train et celui de Don Fernand de Tolède, il se joignit à nous, proche de Saint-Sébastien, trois chevaliers avec leurs gens qui revenaient d'une commanderie de Saint-Jacques. Ils étaient deux de cet ordre et un de celui d'Alcantara. Ceux-là portaient leurs croix rouges, faites en forme d'épée brodée, sur l'épaule, et celui d'Alcantara en avait une verte: un des deux premiers est d'Andalousie, l'autre de Galice, et le troisième de Catalogne. Ils sont d'une naissance distinguée: celui d'Andalousie se nomme Don Estève de Carvajal; celui de Galice s'appelle Don Sanche de Sarmiento; et celui de Catalogne, Don Frédéric de Cardonne. Ils sont bien faits et savent fort le monde. J'en reçois toutes les honnêtetés possibles, et je leur trouve quelque chose de nos manières françaises. Il est vrai aussi qu'ils ont voyagé dans toute l'Europe et que cela les a rendus fort polis. Nous allâmes coucher à Galareta; c'est un bourg peu distant du mont Saint-Adrian, situé dans la petite province d'Espagne dont je viens de parler, nommée Alava, qui fait partie de la Biscaye. Nous y fûmes très-mal. L'on compte, de là à Saint-Sébastien, onze lieues.

      Nous eûmes un plus beau chemin depuis Galareta jusqu'à Vittoria, que nous ne l'avions eu le jour précédent. La terre y rapporte beaucoup de blés et de raisins, et les villages y sont fort près les uns des autres. Nous trouvâmes les gardes de la douane, qui font payer les droits du roi lorsqu'on passe d'un royaume à l'autre, et les royaumes en Espagne sont d'une médiocre étendue. Ces droits se prennent sur les hardes et sur l'argent que l'on porte. Ils ne nous dirent rien par une raison assez naturelle, c'est que nous étions les plus forts12. Don Fernand de Tolède m'avait raconté, le soir, que l'on voyait proche de notre chemin le château de Quebare, où l'on disait qu'il revenait un lutin. Il me dit cent extravagances que les habitants croyaient, et dont ils étaient si bien persuadés, qu'effectivement personne n'y voulait demeurer. Je sentis un grand désir d'y aller; car, encore que je sois naturellement aussi poltronne qu'une autre, je ne crains pas les esprits; et, quand bien même j'aurais été peureuse, notre troupe était si grosse, que je comprenais assez qu'il n'y avait rien à risquer. Nous prîmes un peu sur la gauche et nous fûmes au bourg de Quebare. Le maître de l'hôtellerie où nous entrâmes avait les clefs du château; il disait, en nous y menant, que le Duende, c'est-à-dire l'esprit follet, n'aimait pas le monde, que, quand nous serions mille ensemble, si l'envie lui en prenait, il nous battrait tous à nous laisser pour morts. Je commençai à trembler; Don Fernand de Tolède et Don Frédéric de Cardonne qui me donnaient la main, s'aperçurent bien de ma frayeur, et s'en éclatèrent de rire. J'en eus honte, je feignis d'être rassurée, et nous entrâmes dans le château, qui aurait passé pour un des plus beaux si l'on avait pris soin de l'entretenir. Il n'y avait aucun meuble, excepté dans une grande salle une tapisserie fort ancienne qui représentait les amours de Don Pedro le Cruel et de Dona Maria de Padilla. On la voyait dans un endroit, assise comme une reine au milieu des autres dames, et le roi lui mettait sur la tête une couronne de fleurs. Dans un autre, elle était à l'ombre d'un bois, le roi lui montrait un épervier qu'il tenait sur le poing. Dans un autre encore, elle paraissait en habit de guerrière, et le roi tout armé lui présentait une épée, ce qui m'a fait croire qu'elle avait été à quelque expédition de guerre avec lui. Elle était très-mal dessinée, et Don Fernand disait qu'il avait vu de ses portraits, qu'elle avait été la plus belle et la plus mauvaise personne de son siècle, et que les figures de cette tapisserie ne ressemblaient point ni à elle ni au roi. Son nom, son chiffre et ses armes, étaient partout. Nous montâmes dans une tour, au haut de laquelle était le donjon, et c'est là que l'esprit follet demeurait. Mais apparemment il était en campagne, car assurément nous ne vîmes et n'entendîmes rien qui eût aucun rapport avec lui. Après avoir parcouru ce grand bâtiment, nous en sortîmes pour reprendre notre chemin. En approchant de Vittoria, nous traversâmes une plaine très-agréable; elle est terminée par la ville que l'on trouve au bout, et qui est située dans cette province d'Espagne dont je viens de parler, nommée Alava; c'est la ville capitale, aussi bien que la première de Castille. Elle est formée de deux enceintes de murailles, dont l'une est vieille et l'autre moderne; du reste, il n'y a aucune fortification. Après que je me fus un peu délassée de la fatigue du chemin, l'on me proposa d'aller à la comédie. Mais, en attendant qu'elle commençât, j'eus un vrai plaisir de voir arriver dans la grande place quatre troupes de jeunes hommes précédés de tambours et de trompettes; ils firent plusieurs tours, et enfin, tout d'un coup, ils commencèrent la mêlée à coups de pelotes de neige avec tant de vigueur, qu'il n'a jamais été si bien peloté; ils étaient plus de deux cents qui se faisaient cette petite guerre. De vous dire ceux qui tombaient, qui se relevaient, qui culbutaient, qui étaient culbutés, et le bruit et la huée du peuple: en vérité cela ne se peut. Mais je fus obligée de les laisser dans ce ridicule combat pour me rendre au lieu où se devait représenter la comédie. Quand j'entrai dans la salle, il se fit un grand cri de mira! mira! qui veut dire: regarde! regarde! La décoration du théâtre n'était pas magnifique. Il était élevé sur des tonneaux et des planches mal rangées; les fenêtres tout ouvertes: car on ne se sert point de flambeaux, et vous pouvez penser tout ce que cela dérobe à la beauté du spectacle. On jouait la Vie de Saint-Antoine; et lorsque les comédiens disaient quelque chose qui plaisait, tout le monde criait: Victora! victora! J'ai appris que c'est la coutume de ce pays-ci. J'y remarquai que le diable n'était pas autrement vêtu que les autres, et qu'il avait seulement des bas couleur de feu et une paire de cornes pour se faire reconnaître13. La comédie n'était que de trois actes, et elles sont toutes ainsi. A la fin de chaque acte sérieux, on en commençait un autre de farce et de plaisanteries, où paraissait celui qu'ils nommaient el gracioso, c'est-à-dire le bouffon, qui, parmi un grand nombre de choses assez fades, en dit quelquefois qui sont un peu moins mauvaises14. Les entr'actes étaient mêlés de danses au son des harpes et des guitares. Les comédiennes avaient des castagnettes et un petit chapeau sur la tête, c'est la coutume quand elles dansent; et, lorsque c'est la sarabande, il ne semble pas qu'elles marchent, tant elles courent légèrement. Leur manière est toute différente de la nôtre: elles donnent trop de mouvement à leurs bras, et passent souvent la main sur leurs chapeaux et sur leurs visages, avec une certaine grâce qui plaît assez; elles jouent admirablement bien des castagnettes.

      Au reste, ne pensez pas, ma chère cousine, que ces comédiens, pour être dans une petite ville, soient fort différents de ceux de Madrid. L'on m'a dit que ceux du roi sont un peu meilleurs; mais, enfin, les autres jouent ce que l'on appelle la comedias famosas; je veux dire les plus belles et les plus fameuses comédies; et en vérité la plupart sont très-ridicules. Par exemple, quand saint Antoine disait son Confiteor, ce qu'il faisait assez souvent, tout le monde se mettait à genoux et se donnait des mea culpa si rudes, qu'il y avait de quoi s'enfoncer l'estomac15.

      Ce serait ici un endroit à vous parler de leurs habits, mais il faut, s'il vous plaît, que vous attendiez que je sois à Madrid; car, description pour description, il vaut mieux choisir ce qui est plus beau. Je ne puis pourtant pas m'empêcher de vous dire que toutes les dames que je vis dans cette assemblée avaient une si prodigieuse quantité de rouge, qui commence juste sous l'œil, et qui passe du menton aux oreilles et aux épaules et dans les mains, que je n'ai jamais vu d'écrevisses cuites d'une si belle couleur.

      La gouvernante


Скачать книгу

<p>12</p>

Madame d'Aulnoy ne tarda pas à s'apercevoir qu'elle était dans l'erreur.

<p>13</p>

Les mystères du moyen âge, on le voit, s'étaient perpétués en Espagne. Ils étaient fort plats, parfois même grotesques, si nous devons en croire madame d'Aulnoy; mais nous n'acceptons pas son jugement d'une façon absolue. Pour apprécier avec équité ce genre de représentations, il faut lire les autos sacramentales du dix-septième siècle. La valeur littéraire en est incontestable. Nous n'essayerons pas de le démontrer. Nous nous bornerons à dire que les grands auteurs de cette époque se faisaient tous honneur d'écrire des autos. Calderon, entre autres, du jour où il entra dans les ordres, consacra sa plume à la scène religieuse, et l'éleva à la hauteur de son génie. Les autos qu'il nous a laissés peuvent être considérés comme les modèles du genre. Ils reflètent dans toute leur énergie les sentiments ardents et mystiques de la chevalerie espagnole, les qualités et les défauts de ses contemporains, leur emphase, leur morgue, leur foi et leur superstition. Le langage qu'il prête à ses héros est brillant à l'excès. Les situations qu'il imagine, sont souvent invraisemblables, mais toujours essentiellement dramatiques. Le lecteur en pourra juger par une esquisse du plus célèbre de ses autos: La Dévotion à la Croix; nous la donnerons plus loin, appendice A.

<p>14</p>

Il s'agit ici des saynètes, intermèdes comiques fort connus maintenant en France par d'heureuses imitations dues à la plume de Prosper Mérimée.

<p>15</p>

Il en était encore ainsi en 1823. Acteurs et spectateurs s'agenouillaient, s'il leur arrivait d'entendre la sonnette qui annonçait aux fidèles le passage du Saint-Sacrement. Les officiers de la garnison française de Barcelone s'égayèrent de cet usage, et, comme on jouait à cette époque le Barbier de Séville, ils se procurèrent la sonnette de l'église voisine et la firent tinter juste au moment où Figaro savonne le menton de son patron. Il en résulta une scène ridicule qui fit quelque scandale dans la ville.