Le Crépuscule des Dieux. Elemir Bourges

Le Crépuscule des Dieux - Elemir  Bourges


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ils marchaient au plus petit pas. Puis venaient la livrée du Duc, les piqueurs vêtus d'habits vert sombre, les officiers de sa maison, valets de chambre, sommeliers, maîtres d'hôtel tenant à la main des bâtons cerclés de vermeil et sommés du Cheval-Passant; et enfin, à vingt pas d'intervalle, seul au milieu de l'avenue, le carrosse ducal apparut.

      Il était traîné par huit chevaux blancs, couverts de housses, et conduits à la main. Tout en glaces et le toit doré, qui portait à l'entour d'une couronne d'or, des Renommées sonnant de la trompette, il roulait avec majesté sur quatre énormes roues dorées, aux jantes flamboyantes, cerclées de vermeil; et de l'acrotère aux essieux, siège, rinceaux, soupentes, portières, la lourde et superbe machine éblouissait d'or, comme un soleil. Un cocher poudré la menait, le lampion sous le bras; deux heiduques à chapeau de coq, suspendus par derrière aux embrasses, ne remuaient pas plus que des statues; et au fond du carrosse, seul, et son lévrier devant lui, vautré sur les coussins de soie cramoisie, on apercevait le duc Charles.

      Le carrosse tourna se ranger au perron, où la lumière crue des lampions tombant sur lui, le faisait miroiter extraordinairement. Alors des clairons sonnèrent, une voix jeta des commandements, mille cris de Vive le Duc! partirent avec des hurrahs prolongés, et les tambours battaient aux champs, sans s'interrompre. Des fusées pétillèrent, embrasèrent le ciel, s'entrecroisant de toutes parts, merveilleuses, continuelles, versant des pluies d'étoiles et d'or; deux dragons en pyrotechnie, à droite et à gauche de l'entrée, se tordirent en vomissant des roses; puis soudainement, tout blêmit dans une immense clarté verte, qui provenait de flammes de Bengale.

      Elles entouraient un rocher, haut de près de cinquante pieds, décor dressé pour la circonstance. Chargé de rocs, de colonnes, de statues, et de tous les colifichets qu'avait pu y accumuler le goût théâtral de Son Altesse, il était, jusqu'en haut, couvert de plants de vignes, dont les grappes de verre bleu, blanc, rosat, ou couleur de topaze, contenaient chacune sa flamme de gaz. Elles s'allumèrent d'un coup, par une étincelle électrique, et en même temps, un ruisseau de vin sourdit, s'accrut, roula des hauteurs, en mince filet écumeux.

      C'était une ancienne coutume, quoique tombée en désuétude depuis plus de quarante ans, que le Duc avait rétablie pour soulever les acclamations, et tâcher de se ramener quelque semblant de popularité. La foule, en effet, sur cela, commença de faire des cris; une poussée rompit la ligne des soldats, et tout ce qui se pressait dans les allées, de bas peuple et de canaille, se rua au Rocher de vin. Il y eut là un incroyable désordre; des clameurs, des coups, des bras levés, mille rixes et des imprécations, et d'aigres piaillements de femmes, dont beaucoup portaient des maillots au sein. Se plaisant par boutades aux scènes du populaire, le duc Charles avait commandé que l'on baissât toutes les glaces, et il considérait ce curieux spectacle, à travers son lorgnon à deux branches, tenu par un jaseron d'or, tout en fourrageant des sucreries dans un sachet, à ses côtés.

      Mais soudain, il se renversa, saisi d'un accès d'hilarité. L'un de ces marauds de là-bas, quelque caboche inventive et profonde, avait eu l'industrie d'attacher une éponge au bout d'un bâton, et il pompait ainsi le vin commodément, de trois ou quatre rangs en arrière; le Duc à cette vue, pris d'un rire énorme, avait laissé retomber son binocle, et les épaules lui allaient à étouffer. Puis au milieu de ses éclats, il donna l'ordre à d'Œls qu'on lui amenât le compagnon. Justement, à cet instant-là, l'homme se tirait de la foule; un valet s'approcha de lui, glissa quelques mots à son oreille, et le drôle, qui tout d'abord, avait fait un bon saut de surprise, se hâta d'accourir près de la portière, où il se plongeait en courbettes, sans lever les yeux du sol, et répétant continuellement:

      – Ah! grand princé! Douc magnanimé!

      Ce cruel accent italien redoubla l'hilarité du Duc qui fut aux larmes, sitôt qu'il eut toisé l'animal. Grand, alerte et découplé de corps, il semblait l'être aussi d'esprit; impudent, le nez haut, les dents blanches, l'air d'un comédien de campagne, des bijoux de laiton partout, et les mains sales.

      – Ah ça! pendard, lui dit Son Altesse en français, tu as donc juré de me faire mourir à force de rire!

      – Moi! soublimé grand monarque, et il jetait les bras au ciel, le malhouroux Arcangeli qui voudrait consacrer sa vie dans le servicé de Votre illoustre Mazesté!

      – Vraiment! fit le Duc en riant, et si je te prenais au mot?

      – Viva monsignor le Douc! cria l'Italien éperdu, viva le Douc! et se jetant à deux genoux comme hors de sens, il saisit frénétiquement le pied de Son Altesse, au bord de la portière ouverte, et lui baisait ses escarpins, garnis de bouffettes de diamants.

      – Allons! reprit le Duc qui se pâma de nouveau, tu suivras Hildemar ou Joseph qui te donnera ma livrée, et je me souviendrai de toi à l'occasion; puis se levant tout debout:

      – D'Œls, commanda-t-il, votre bras.

      Il monta lentement l'escalier, suivi de son lévrier César qui lui marchait aux talons, et derrière, à trois pas d'intervalle, venait le reste de la compagnie. Puis, l'on traversa un plain-pied de chambres silencieuses, magnifiquement éclairées, superbes en marbres, en plafonds, en peintures, en glaces et en dorures. Otto et Claribel marchaient, sans se quitter la main; Christiane échangeait par moments, un sourire avec Hans Ulric, et le comte Franz, galamment, lorgnait Emilia Catana, la camériste italienne, qui commençait à lui faire impression. Ils parvinrent ainsi à un dernier salon, fort petit et meublé à la turque. Une porte en rendait sur la loge ducale, et le comte l'ouvrait déjà, quand son maître avant de passer:

      – D'Œls, reprit-il, j'y songe; allez donc ordonner que l'on couvre mes chevaux; les braves bêtes étaient tout en sueur.

      Alors il s'avança dans la grande loge tendue de velours nacarat; et comme l'orchestre entonnait l'hymne national de 1813, Charles d'Este se découvrit et salua la foule qui l'acclamait. Il avait quarante-cinq ans à cette heure; assez gros, d'énormes sourcils, un teint brun et rouge bourgeonné, l'air moqueur et féroce, et de petits yeux noirs percés très haut, à la racine d'un nez prodigieux, busqué, qui lui tombait sur une barbe épaisse. Il était en complet uniforme de général blankenbourgeois, les plaques de ses ordres sur la poitrine, épaulettes de diamants jaunes, et à l'épée sept ou huit millions de pierreries. La Toison lui pendait au cou, d'un cordon rouge.

      Il s'assit, mettant à sa droite le comte Otto, et à sa gauche, Christiane et la petite Claribel. Une profusion de lumières éclairaient la salle dorée. Partout les pierreries, le satin, la parure éclataient avec somptuosité. Les diamants dardaient des feux; les éventails peints s'agitaient: force rubans orange ou bleu céleste, qui sont de l'ordre des Guelfes et du Cheval-Blanc, coupaient les uniformes noirs; et les cordons de femmes au premier rang des loges, demi-nues, parées, les cheveux hauts, y faisaient sur tout le pourtour, une montre de gorges, d'épaules et de chairs superbes étalées. C'était alors la mode des volants, des gazes pailletées d'argent, des écharpes de violettes et de myosotis; des chaînes de feuillage suspendaient à la taille un petit miroir Renaissance; beaucoup de femmes tenaient en main des bouquets de camélias; et les quatre rangées de loges, toutes chatoyantes de couleurs tendres, et pareilles en symétrie, montaient ainsi jusqu'au plafond, blanc et rose, où se voyait un Apollon au milieu de grands corps de déesses. La fable courait à la cour, que le dieu, dans sa nudité, était peint au vif, d'après le duc Charles.

      L'hymne cessa; le vieux Rummel, maître de chapelle de Son Altesse, quitta le pupitre discrètement, se coula dans un coin de l'orchestre, où il était à peine établi, qu'une porte basse s'ouvrit, à gauche du proscenium. Wagner parut.

      Il fit au duc Charles, assez roidement, une orgueilleuse révérence, à quoi Son Altesse répondit par une inclination de corps. Tous se penchaient pour le mieux voir, avec quelque réserve pourtant, la jalousie du Duc souffrant d'une attention qui ne lui était pas consacrée. Le silence enfin se rétablit. Wagner venait de monter au pupitre. Il s'assit, rassembla d'un geste impérieux les musiciens sous son archet, passa sur eux un coup d'œil pénétrant, – ce qu'ils allaient jouer d'abord, selon un caprice de Charles d'Este, c'était la symphonie qui ouvre Tannhaüser, – et soudain, donna le signal.

      Les


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