Le Crépuscule des Dieux. Elemir Bourges

Le Crépuscule des Dieux - Elemir  Bourges


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la nuit du Venusberg, le mont où la déesse retient captif le chevalier. On entendit un chant d'amour, puis, la Bacchanale éclata; toutes les voix de l'orchestre tonnèrent, et ce fracas passait comme le souffle même de la Grotte de beauté, comme la trombe harmonieuse, où était emporté, dans une éternelle tempête d'amour, l'inquiet chevalier, Tannhaüser. Et, si blasé que fût le Duc, quoiqu'il crût indigne de lui de se laisser toucher par les pensées d'un autre homme, un peu d'orgueil lui haussa le cœur. Il promena ses yeux avec fierté sur la multitude qui l'entourait, sur ses enfants jeunes et beaux qui se serraient à ses côtés, sur cette noblesse fidèle, dont les ancêtres servaient les siens. Gardé par ses soldats, acclamé par son peuple, il était bien le fils d'une famille de dieux, le chef des derniers de ces Guelfes, aussi puissants jadis que les Habsbourg, aussi nobles que les Bourbons. Cette longue suite d'aïeux lui revint d'un seul coup, en mémoire: son grand-père, le duc fameux par son manifeste contre la France, Othon, le vaincu de Bouvines, l'empereur Henri le Lion, dépossédé, mis au ban de l'Empire, et Witikind enfin, l'ancêtre fabuleux, le plus grand des Saxons. Il oublia le bruit, la fête, cette magnificence qui l'entourait, et le regard perdu, s'abîmait en ses pensées. Les derniers accords retentirent, et l'applaudissement fut général, dès que le Duc en eût donné le signal.

      – D'Œls, dit-il en passant dans le petit salon turc, où l'attendaient toutes sortes de fruits, de pâtisseries et de liqueurs, amenez-moi Wagner après le spectacle. Je veux qu'il reçoive de ma propre main, la grand'croix de l'ordre du Cheval-Blanc.

      Les éventails battaient; des rires partaient tout à coup, et je ne sais quoi de plus vif s'était répandu dans l'assemblée, toute morne sous l'œil du Duc, et étouffant de silence et de gêne. Le comte Franz galantisait près de la jeune Italienne; Hans Ulric frémissant parlait à Christiane en mots rares, émus, et comme mourants sur ses lèvres, et M. d'Œls, au fond de la loge, persiflait le baron de Cramm, lequel fort ventru et grand sueur, ruisselait à faire pitié. Mais un timbre strident appela; le Duc regagna son fauteuil, où il était à peine assis que, se penchant vers Otto:

      – Hein! mignon, si le feu prenait! dit-il, avec un rire joyeux.

      L'on allait donner maintenant un acte de la Valkyrie, l'un des drames dont est composée la tétralogie de l'Anneau. Wagner avait choisi ce fragment de son grand ouvrage, parce qu'il n'y fallait que trois voix, et que la fable s'en pouvait aisément détacher du plan général. Le bruit s'apaisa peu à peu, l'orchestre fit un court prélude, et le rideau se leva.

      C'était une habitation primitive, une tanière de chasseur. Des hures monstrueuses, des peaux d'ours et de loups, des massacres d'aurochs en couvraient les murs; le tronc d'un hêtre colossal occupait le centre de la chaumière. Au dehors, la tempête hurlait, et une femme, sur la scène, offrait à boire à un guerrier, exténué de fatigue et de soif. On était transporté aux temps légendaires, quand la race des Dieux luttait contre les Nains et les Géants, et que des héros, fils de dieux, conquéraient des vierges à travers le feu. Ensuite, un thème rude éclata, un pas courut précipité, et Hunding entra, l'époux de Sieglinde et le maître de la demeure.

      Mais l'attention n'était pas à la scène, et se détournait sur la loge, par des coups d'œil furtivement jetés, et de rapides chuchoteries. Dès l'entrée du chant de Sieglinde, le Duc, surpris, avait levé la tête. Il consulta son billet de programme imprimé en lettres dorées. Sieglinde se nommait Giulia Belcredi. Elle avait été amenée de Munich par Wagner lui-même, à qui elle s'était offerte pour chanter, aussitôt le gala proclamé. Le Duc l'avait à peine vue, le jour de la présentation, l'oubliant depuis si parfaitement, qu'il ne la reconnaissait point. Avec sa lorgnette il l'examina, et elle lui parut touchante dans son ample vêtement blanc, tandis qu'elle attachait sur Siegmund, son frère inconnu, des yeux déjà brûlants d'amour. Mécontent qu'on l'observât ainsi, et pour dérouter les fâcheux, Charles d'Este se mit à déguster tranquillement un sorbet posé près de lui, sur une tablette, et entre temps, il lorgnait l'assemblée, jouant à se nommer tout bas les visages d'après les épaules, – car il était bien peu de femmes de sa cour qu'il n'eût pas eues à son commandement, – et cherchant si qui que ce soit ne manquait à la fête. Mais non, tout Blankenbourg était là, et même il échappa au Duc comme un geste de ressouvenir:

      – Avez-vous au moins, monsieur d'Œls, signifié mes ordres à Bergmuller?

      C'était le nom de l'unique accoucheur qui se trouvât dans le duché. En effet, M. de Lauingen étant parti subitement, sans en donner avis au Duc, celui-ci, de furie pour cette trahison, s'en était pris à la baronne, dont la grossesse arrivait à son terme.

      – Je lui ai fait défense au nom de Votre Altesse Sérénissime d'assister madame de Lauingen, répliqua d'Œls, qui s'inclina.

      Le Duc, aussitôt radouci, reporta ses regards sur le théâtre. Parmi des fureurs de trompettes et un tumulte guerrier, Hunding y défiait son hôte; le hasard avait jeté Siegmund chez le plus violent de ses ennemis. Qu'il dormît sans crainte cependant; la maison lui était amie jusqu'à l'aurore; alors s'engagerait le combat, et point de merci au vaincu! La pâle Sieglinde sortit préparer le breuvage du soir; Hunding appesanti de colère et de fatigue, la suivit au lit nuptial. Maintenant, Siegmund était seul; un silence chargé de passion l'enveloppe, tandis qu'il rêve au coin de l'âtre. La flamme peu à peu s'appâlit; une nuit plus profonde descend; la porte s'ouvre; c'est Sieglinde.

      Le Duc ressaisit sa lorgnette, et tous les regards attentifs étaient fixés sur la scène. Depuis huit jours, il se disait merveilles du duo d'amour qui suivait, et qui passait de loin le reste, à l'avis unanime des initiés des répétitions. Les femmes se penchèrent plus avidement; un silence de mort régna. Wagner tout droit au pupitre-chef, ses cheveux gris tombant en désordre autour de ses tempes, maigre, avec son nez d'aigle et ses yeux perçants, marquait lentement les mesures. Le thème de l'Epée flamboya dans l'orchestre. Sieglinde montrait à Siegmund la garde d'or d'un glaive au flanc du hêtre. Un étranger était venu un jour, avait poussé le fer jusqu'au cœur de l'arbre… Mais un trouble la saisissait, une sorte de langueur amoureuse; des silences haletants coupaient le dialogue; des soupirs lui gonflaient la poitrine; l'aveu suprême leur échappait.

      A ce moment, quelqu'un gratta, timidement d'abord, puis avec du bruit, contre la porte de la loge, et quand M. Smithson l'eut ouverte, un capitaine effaré se montra.

      – Qu'y a-t-il donc, monsieur, de si pressé? fit d'Œls sèchement, sur quoi, l'autre, en balbutiant, remit une lettre au vieux chambellan. Elle avait été apportée à franc étrier, par un garde du forestier de Mannersberg, et l'affaire était capitale, ainsi qu'en témoignaient ces mots tracés sur l'enveloppe: Je supplie Votre Altesse Sérénissime d'ouvrir cette lettre immédiatement. Alors, comme entendant enfin le murmure du colloque derrière lui, le Duc s'était retourné furieux, M. d'Œls lui tendit la missive, scellée d'un large cachet de cire rouge.

      Charles d'Este la prit non sans étonnement, vit cette étrange suscription, et rompit la lettre tout aussitôt. Il la lut d'un coup d'œil, fit un cri, se dressa, dans un désordre inexprimable.

      L'orchestre surpris s'arrêta, et l'émoi redoubla lorsque l'on vit le Duc sortir violemment de sa loge, suivi de ses enfants et de ses familiers. Fort tôt après, le rideau s'abaissa, les colloques éclatèrent. Richard Wagner pâle et debout, le visage tourné vers la salle, demeura un moment indécis, puis finalement se retira. Et soudain, une rumeur étrange se répandit par l'assemblée. L'un des corps de l'armée prussienne avait pénétré dans le duché; le forestier de Mannersberg s'était vu au moment d'être pris, n'avait eu que le temps de mander à Son Altesse cet incroyable coup du sort. La nouvelle fit, à demi-bas, le tour de la salle. Il en parut de la stupeur d'abord, ensuite de l'alarme; nul n'osait remuer toutefois, la cour entière ayant les yeux sur qui donnerait le signal. Enfin, il se risqua quelques audacieux, qui furent suivis de beaucoup d'autres; et Son Altesse ne revenant point, cela tourna en débandade, les femmes criant, les valets bourdonnant, partout l'horreur et la confusion, et la plupart qui s'embarquaient en hâte avec les plus tôt prêts, de manière qu'au bout d'un instant, la solitude fut aussi grande au théâtre que la foule y avait été, et la route de Blankenbourg couverte d'un torrent de voitures.

      Pendant ce temps, le Duc dans l'un des salons,


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