La Comédie humaine, Volume 5. Honore de Balzac

La Comédie humaine, Volume 5 - Honore de Balzac


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la dangereuse ressource des usuriers. Un député de ses amis, un ami de son cousin de Portenduère, Des Lupeaulx l'adressa, dans un jour de détresse, à Gobseck, à Gigonnet et à Palma qui, bien et dûment informés de la valeur des biens de sa mère, lui rendirent l'escompte doux et facile. L'usure et le trompeur secours des renouvellements lui firent mener une vie heureuse pendant environ dix-huit mois. Sans oser quitter madame de Sérizy, le pauvre enfant devint amoureux fou de la belle comtesse de Kergarouët, prude comme toutes les jeunes personnes qui attendent la mort d'un vieux mari, et qui font l'habile report de leur vertu sur un second mariage. Incapable de comprendre qu'une vertu raisonnée est invincible, Savinien faisait la cour à Émilie de Kergarouët en grande tenue d'homme riche: il ne manquait ni un bal ni un spectacle où elle devait se trouver.

      – Mon petit, tu n'as pas assez de poudre pour faire sauter ce rocher-là, lui dit un soir en riant de Marsay.

      Ce jeune roi de la fashion parisienne eut beau, par commisération, expliquer Émilie de Fontaine à cet enfant, il fallut les sombres clartés du malheur et les ténèbres de la prison pour éclairer Savinien. Une lettre de change, imprudemment souscrite à un bijoutier, d'accord avec les usuriers qui ne voulaient pas avoir l'odieux de l'arrestation, fit écrouer, pour cent dix-sept mille francs, Savinien de Portenduère à Sainte-Pélagie, à l'insu de ses amis. Aussitôt que cette nouvelle fut sue par Rastignac, par de Marsay et par Lucien de Rubempré, tous trois vinrent voir Savinien et lui offrirent chacun un billet de mille francs en le trouvant dénué de tout. Le valet de chambre, acheté par deux créanciers, avait indiqué l'appartement secret où Savinien logeait, et tout y avait été saisi, moins les habits et le peu de bijoux qu'il portait. Les trois jeunes gens, munis d'un excellent dîner, et tout en buvant le vin de Xérès apporté par de Marsay, s'informèrent de la situation de Savinien, en apparence afin d'organiser son avenir, mais sans doute pour le juger.

      – Quand on s'appelle Savinien de Portenduère, s'était écrié Rastignac, quand on a pour cousin un futur pair de France et pour grand-oncle l'amiral Kergarouët, si l'on commet l'énorme faute de se laisser mettre à Sainte-Pélagie, il ne faut pas y rester, mon cher!

      – Pourquoi ne m'avoir rien dit? s'écria de Marsay. Vous aviez à vos ordres ma voiture de voyage, dix mille francs et des lettres pour l'Allemagne. Nous connaissons Gobseck, Gigonnet et autres crocodiles, nous les aurions fait capituler. Et d'abord quel âne vous a mené boire à cette source mortelle? demanda de Marsay.

      – Des Lupeaulx.

      Les trois jeunes gens se regardèrent en se communiquant ainsi la même pensée, un soupçon, mais sans l'exprimer.

      – Expliquez-moi vos ressources, montrez-moi votre jeu, demanda de Marsay.

      Lorsque Savinien eut dépeint sa mère et ses bonnets à coques, sa petite maison à trois croisées dans la rue des Bourgeois, sans autre jardin qu'une cour à puits et à hangar pour serrer le bois; qu'il leur eut chiffré la valeur de cette maison, bâtie en grès, crépie en mortier rougeâtre, et prisé la ferme des Bordières, les trois dandies se regardèrent et dirent d'un air profond le mot de l'abbé dans les Marrons du feu d'Alfred de Musset dont les Contes d'Espagne venaient de paraître: – Triste!

      – Votre mère payera sur une lettre habilement écrite, dit Rastignac.

      – Oui, mais après?.. s'écria de Marsay.

      – Si vous n'aviez été que mis dans le fiacre, dit Lucien, le gouvernement du roi vous mettrait dans la diplomatie; mais Sainte-Pélagie n'est pas l'antichambre d'une ambassade.

      – Vous n'êtes pas assez fort pour la vie de Paris, dit Rastignac.

      – Voyons? reprit de Marsay qui toisa Savinien comme un maquignon estime un cheval. Vous avez de beaux yeux bleus, bien fendus, vous avez un front blanc bien dessiné, des cheveux noirs magnifiques, de petites moustaches qui font bien sur votre joue pâle, et une taille svelte; vous avez un pied qui annonce de la race, des épaules et une poitrine pas trop commissionnaires et cependant solides. Vous êtes ce que j'appelle un brun élégant. Votre figure est dans le genre de celle de Louis XIII, peu de couleurs, le nez d'une jolie forme; et vous avez de plus ce qui plaît aux femmes, un je ne sais quoi dont ne se rendent pas compte les hommes eux-mêmes et qui tient à l'air, à la démarche, au son de voix, au lancer du regard, au geste, à une foule de petites choses que les femmes voient et auxquelles elles attachent un certain sens qui nous échappe. Vous ne vous connaissez pas, mon cher. Avec un peu de tenue, en six mois, vous enchanteriez une Anglaise de cent mille livres, en prenant surtout le titre de vicomte de Portenduère auquel vous avez droit. Ma charmante belle-mère lady Dudley, qui n'a pas sa pareille pour embrocher deux cœurs, vous la découvrirait dans quelques-uns des terrains d'alluvion de la Grande-Bretagne. Mais il faudrait pouvoir et savoir reporter vos dettes à quatre-vingt-dix jours par une habile manœuvre de haute banque. Pourquoi ne m'avoir rien dit? A Bade, les usuriers vous auraient respecté, servi peut-être; mais après vous avoir mis en prison, ils vous méprisent. L'usurier est comme la Société, comme le Peuple, à genoux devant l'homme assez fort pour se jouer de lui, et sans pitié pour les agneaux. Aux yeux d'un certain monde, Sainte-Pélagie est une diablesse qui roussit furieusement l'âme des jeunes gens. Voulez-vous mon avis, mon cher enfant? je vous dirai comme au petit d'Esgrignon: Payez vos dettes avec mesure en gardant de quoi vivre pendant trois ans, et mariez-vous en province avec la première fille qui aura trente mille livres de rentes. En trois ans, vous aurez trouvé quelque sage héritière qui voudra se nommer madame de Portenduère. Voilà la sagesse. Buvons donc. Je vous porte ce toast: – A la fille d'argent!

      Les jeunes gens ne quittèrent leur ex-ami qu'à l'heure officielle des adieux, et sur le pas de la porte ils se dirent: – Il n'est pas fort! – Il est bien abattu! – Se relèvera-t-il?

      Le lendemain, Savinien écrivit à sa mère une confession générale en vingt-deux pages. Après avoir pleuré pendant toute une journée, madame de Portenduère écrivit d'abord à son fils, en lui promettant de le tirer de prison; puis aux comtes de Portenduère et de Kergarouët.

      Les lettres que le curé venait de lire et que la pauvre mère tenait à la main, humides de ses larmes, étaient arrivées le matin même et lui avaient brisé le cœur.

A MADAME DE PORTENDUÈREParis, septembre 1829.

      «Madame,

      »Vous ne pouvez pas douter de l'intérêt que l'amiral et moi nous prenons à vos peines. Ce que vous mandez à monsieur de Kergarouët m'afflige d'autant plus que ma maison était celle de votre fils: nous étions fiers de lui. Si Savinien avait eu plus de confiance en l'amiral, nous l'eussions pris avec nous, il serait déjà placé convenablement; mais il ne nous a rien dit, le malheureux enfant! L'amiral ne saurait payer cent mille francs; il est endetté lui-même, et s'est obéré pour moi qui ne savais rien de sa position pécuniaire. Il est d'autant plus désespéré que Savinien nous a, pour le moment, lié les mains en se laissant arrêter. Si mon beau neveu n'avait pas eu pour moi je ne sais quelle sotte passion qui étouffait la voix du parent par l'orgueil de l'amoureux, nous l'eussions fait voyager en Allemagne pendant que ses affaires se seraient accommodées ici. Monsieur de Kergarouët aurait pu demander une place pour son petit neveu dans les bureaux de la marine; mais un emprisonnement pour dettes va sans doute paralyser les démarches de l'amiral. Payez les dettes de Savinien, qu'il serve dans la marine, il fera son chemin en vrai Portenduère, il a leur feu dans ses beaux yeux noirs, et nous l'aiderons tous.

      »Ne vous désespérez donc pas, madame; il vous reste des amis au nombre desquels je veux être comprise comme une des plus sincères, et je vous envoie mes vœux avec les respects de votre

»Très affectionnée servante,»Émilie de Kergarouet.»
A MADAME DE PORTENDUÈREPortenduère, août 1829.

      «Ma chère tante, je suis aussi contrarié qu'affligé des escapades de Savinien. Marié, père de deux fils et d'une fille, ma fortune, déjà si médiocre relativement à ma position et à mes espérances, ne me permet pas de l'amoindrir d'une somme de cent mille francs pour payer la rançon d'un Portenduère pris par les Lombards. Vendez votre ferme, payez ses dettes et venez à Portenduère, vous y trouverez


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