La Comédie humaine volume VI. Honore de Balzac

La Comédie humaine volume VI - Honore de Balzac


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fait le plus ordinaire: en 1812, aux vacances de Pâques, en revenant de se promener aux Tuileries avec son frère et madame Descoings, il vit un élève faisant sur le mur la caricature de quelque professeur, et l'admiration le cloua sur le pavé devant ce trait à la craie qui pétillait de malice. Le lendemain, il se mit à la fenêtre, observa l'entrée des élèves par la porte de la rue Mazarine, descendit furtivement et se coula dans la longue cour de l'Institut où il aperçut les statues, les bustes, les marbres commencés, les terres cuites, les plâtres qu'il contempla fiévreusement. Son instinct se révélait, sa vocation l'agitait. Il entra dans une salle basse dont la porte était entr'ouverte, et y vit une dizaine de jeunes gens dessinant une statue. Son petit cœur palpita, mais il fut aussitôt l'objet de mille plaisanteries.

      – Petit, petit! fit le premier qui l'aperçut en prenant de la mie de pain et la lui jetant émiettée.

      – A qui l'enfant?

      – Dieu! qu'il est laid!

      Enfin, pendant un quart d'heure, Joseph essuya les charges de l'atelier du grand statuaire Chaudet; mais, après s'être bien moqué de lui, les élèves furent frappés de sa persistance, de sa physionomie, et lui demandèrent ce qu'il voulait. Joseph répondit qu'il avait bien envie de savoir dessiner; et, là-dessus, chacun de l'encourager. L'enfant, pris à ce ton d'amitié, raconta comme quoi il était le fils de madame Bridau.

      – Oh! dès que tu es le fils de madame Bridau, s'écria-t-on de tous les coins de l'atelier, tu peux devenir un grand homme. Vive le fils à madame Bridau! Est-elle jolie, ta mère? S'il faut en juger sur l'échantillon de ta boule, elle doit être un peu chique!

      – Ah! tu veux être artiste, dit le plus âgé des élèves en quittant sa place et venant à Joseph pour lui faire une charge; mais sais-tu bien qu'il faut être crâne et supporter de grandes misères? Oui, il y a des épreuves à vous casser bras et jambes. Tous ces crapauds que tu vois, eh! bien, il n'y en a pas un qui n'ait passé par les épreuves. Celui-là, tiens, il est resté sept jours sans manger! Voyons si tu peux être un artiste?

      Il lui prit un bras et le lui éleva droit en l'air; puis il plaça l'autre comme si Joseph avait à donner un coup de poing.

      – Nous appelons cela l'épreuve du télégraphe, reprit-t-il. Si tu restes ainsi, sans baisser ni changer la position de tes membres pendant un quart d'heure, eh! bien, tu auras donné la preuve d'être un fier crâne.

      – Allons, petit, du courage, dirent les autres. Ah! dame, il faut souffrir pour être artiste.

      Joseph, dans sa bonne foi d'enfant de treize ans, demeura immobile pendant environ cinq minutes, et tous les élèves le regardaient sérieusement.

      – Oh! tu baisses, disait l'un.

      – Eh! tiens-toi, saperlotte! disait l'autre. L'Empereur Napoléon est bien resté pendant un mois comme tu le vois là, dit un élève en montrant la belle statue de Chaudet.

      L'Empereur, debout, tenait le sceptre impérial, et cette statue fut abattue, en 1814, de la colonne qu'elle couronnait si bien. Au bout de dix minutes, la sueur brillait en perles sur le front de Joseph. En ce moment un petit homme chauve, pâle et maladif, entra. Le plus respectueux silence régna dans l'atelier.

      – Eh! bien, gamins, que faites-vous? dit-il en regardant le martyr de l'atelier.

      – C'est un petit bonhomme qui pose, dit le grand élève qui avait disposé Joseph.

      – N'avez-vous pas honte de torturer un pauvre enfant ainsi? dit Chaudet en abaissant les deux membres de Joseph. Depuis quand es-tu là? demanda-t-il à Joseph en lui donnant sur la joue une petite tape d'amitié.

      – Depuis un quart d'heure.

      – Et qui t'amène ici?

      – Je voudrais être artiste.

      – Et d'où sors-tu, d'où viens-tu?

      – De chez maman.

      – Oh! maman! crièrent les élèves.

      – Silence dans les cartons! cria Chaudet. Que fait ta maman?

      – C'est madame Bridau. Mon papa, qui est mort, était un ami de l'Empereur. Aussi l'Empereur, si vous voulez m'apprendre à dessiner, payera-t-il tout ce que vous demanderez.

      – Son père était Chef de Division au Ministère de l'Intérieur, s'écria Chaudet frappé d'un souvenir. Et tu veux être artiste déjà?

      – Oui, monsieur.

      – Viens ici tant que tu voudras, et l'on t'y amusera! Donnez-lui un carton, du papier, des crayons, et laissez-le faire. Apprenez, drôles, dit le sculpteur, que son père m'a obligé. Tiens, Corde-à-Puits, va chercher des gâteaux, des friandises et des bonbons, dit-il en donnant de la monnaie à l'élève qui avait abusé de Joseph. Nous verrons bien si tu es un artiste à la manière dont tu chiqueras les légumes, reprit Chaudet en caressant le menton de Joseph.

      Puis il passa les travaux de ses élèves en revue, accompagné de l'enfant qui regardait, écoutait et tâchait de comprendre. Les friandises arrivèrent. Tout l'atelier, le sculpteur lui-même et l'enfant donnèrent leur coup de dent. Joseph fut alors caressé tout aussi bien qu'il avait été mystifié. Cette scène, où la plaisanterie et le cœur des artistes se révélaient et qu'il comprit instinctivement, fit une prodigieuse impression sur l'enfant. L'apparition de Chaudet, sculpteur, enlevé par une mort prématurée, et que la protection de l'Empereur signalait à la gloire, fut pour Joseph comme une vision. L'enfant ne dit rien à sa mère de cette escapade; mais, tous les dimanches et tous les jeudis, il passa trois heures à l'atelier de Chaudet. La Descoings, qui favorisait les fantaisies des deux chérubins, donna dès lors à Joseph des crayons, de la sanguine, des estampes et du papier à dessiner. Au Lycée impérial, le futur artiste croquait ses maîtres, il dessinait ses camarades, il charbonnait les dortoirs, et fut d'une étonnante assiduité à la classe de dessin. Lemire, professeur du lycée Impérial, frappé non-seulement des dispositions, mais des progrès de Joseph, vint avertir madame Bridau de la vocation de son fils. Agathe, en femme de province qui comprenait aussi peu les arts qu'elle comprenait bien le ménage, fut saisie de terreur. Lemire parti, la veuve se mit à pleurer.

      – Ah! dit-elle quand la Descoings vint, je suis perdue! Joseph, de qui je voulais faire un employé, qui avait sa route toute tracée au Ministère de l'Intérieur où, protégé par l'ombre de son père, il serait devenu chef de bureau à vingt-cinq ans, eh! bien, il veut se mettre peintre, un état de va-nu-pieds. Je prévoyais bien que cet enfant-là ne me donnerait que des chagrins!

      Madame Descoings avoua que, depuis plusieurs mois, elle encourageait la passion de Joseph, et couvrait, le dimanche et le jeudi, ses évasions à l'Institut. Au Salon, où elle l'avait conduit, l'attention profonde que le petit bonhomme donnait aux tableaux tenait du miracle.

      – S'il comprend la peinture à treize ans, ma chère, dit-elle, votre Joseph sera un homme de génie.

      – Oui, voyez où le génie a conduit son père! à mourir usé par le travail à quarante ans.

      Dans les derniers jours de l'automne, au moment où Joseph allait entrer dans sa quatorzième année, Agathe descendit, malgré les instances de la Descoings, chez Chaudet, pour s'opposer à ce qu'on lui débauchât son fils. Elle trouva Chaudet, en sarrau bleu, modelant sa dernière statue; il reçut presque mal la veuve de l'homme qui jadis l'avait servi dans une circonstance assez critique; mais, attaqué déjà dans sa vie, il se débattait avec cette fougue à laquelle on doit de faire, en quelques moments, ce qu'il est difficile d'exécuter en quelques mois; il rencontrait une chose long-temps cherchée, il maniait son ébauchoir et sa glaise par des mouvements saccadés qui parurent à l'ignorante Agathe être ceux d'un maniaque. En toute autre disposition, Chaudet se fût mis à rire; mais en entendant cette mère maudire les arts, se plaindre de la destinée qu'on imposait à son fils et demander qu'on ne le reçût plus à son atelier, il entra dans une sainte fureur.

      – J'ai des obligations à défunt votre mari, je voulais m'acquitter en encourageant son fils, en veillant aux premiers pas de votre petit Joseph dans la plus grande de toutes les carrières!


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