La Comédie humaine volume VI. Honore de Balzac

La Comédie humaine volume VI - Honore de Balzac


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bel avenir! des dispositions comme les siennes sont rares, elles ne se sont dévoilées de si bonne heure que chez les Giotto, les Raphaël, les Titien, les Rubens, les Murillo; car il me semble devoir être plutôt peintre que sculpteur. Jour de Dieu! si j'avais un fils semblable, je serais aussi heureux que l'Empereur l'est de s'être donné le roi de Rome! Enfin, vous êtes maîtresse du sort de votre enfant. Allez, madame! faites-en un imbécile, un homme qui ne fera que marcher en marchant, un misérable gratte-papier: vous aurez commis un meurtre. J'espère bien que, malgré vos efforts, il sera toujours artiste. La vocation est plus forte que tous les obstacles par lesquels on s'oppose à ses effets! La vocation, le mot veut dire l'appel, eh! c'est l'élection par Dieu! Seulement vous rendrez votre enfant malheureux! Il jeta dans un baquet avec violence la glaise dont il n'avait plus besoin, et dit alors à son modèle: – Assez pour aujourd'hui.

      Agathe leva les yeux et vit une femme nue assise sur une escabelle dans un coin de l'atelier, où son regard ne s'était pas encore porté; et ce spectacle la fit sortir avec horreur.

      – Vous ne recevrez plus ici le petit Bridau, vous autres, dit Chaudet à ses élèves. Cela contrarie madame sa mère.

      – Hue! crièrent les élèves quand Agathe ferma la porte.

      – Et Joseph allait là! se dit la pauvre mère effrayée de ce qu'elle avait vu et entendu.

      Dès que les élèves en sculpture et en peinture apprirent que madame Bridau ne voulait pas que son fils devînt un artiste, tout leur bonheur fut d'attirer Joseph chez eux. Malgré la promesse que sa mère tira de lui de ne plus aller à l'Institut, l'enfant se glissa souvent dans l'atelier que Regnauld y avait, et on l'y encouragea à barbouiller des toiles. Quand la veuve voulut se plaindre, les élèves de Chaudet lui dirent que monsieur Regnauld n'était pas Chaudet; elle ne leur avait pas d'ailleurs donné monsieur son fils à garder, et mille autres plaisanteries. Ces atroces rapins composèrent et chantèrent une chanson sur madame Bridau, en cent trente-sept couplets.

      Le soir de cette triste journée, Agathe refusa de jouer, et resta dans la bergère en proie à une si profonde tristesse que parfois elle eut des larmes dans ses beaux yeux.

      – Qu'avez-vous, madame Bridau? lui dit le vieux Claparon.

      – Elle croit que son fils mendiera son pain parce qu'il a la bosse de la peinture, dit la Descoings; mais moi je n'ai pas le plus léger souci pour l'avenir de mon beau-fils, le petit Bixiou, qui, lui aussi a la fureur de dessiner. Les hommes sont faits pour percer.

      – Madame a raison, dit le sec et dur Desroches qui n'avait jamais pu malgré ses talents devenir sous-chef. Moi je n'ai qu'un fils heureusement; car avec mes dix-huit cents francs et une femme qui gagne à peine douze cents francs avec son bureau de papier timbré, que serais-je devenu? J'ai mis mon gars petit-clerc chez un avoué, il a vingt-cinq francs par mois et le déjeuner, je lui en donne autant; il dîne et il couche à la maison: voilà tout, il faut bien qu'il aille, et il fera son chemin! Je taille à mon gaillard plus de besogne que s'il était au Collége, et il sera quelque jour Avoué; quand je lui paye un spectacle, il est heureux comme un roi, il m'embrasse, oh! je le tiens roide, il me rend compte de l'emploi de son argent. Vous êtes trop bonne pour vos enfants. Si votre fils veut manger de la vache enragée, laissez-le faire! il deviendra quelque chose.

      – Moi, dit du Bruel, vieux Chef de Division qui venait de prendre sa retraite, le mien n'a que seize ans, sa mère l'adore; mais je n'écouterais pas une vocation qui se déclarerait de si bonne heure. C'est alors pure fantaisie, un goût qui doit passer! Selon moi, les garçons ont besoin d'être dirigés…

      – Vous, monsieur, vous êtes riche, vous êtes un homme et vous n'avez qu'un fils, dit Agathe.

      – Ma foi, reprit Claparon, les enfants sont nos tyrans (en cœur). Le mien me fait enrager, il m'a mis sur la paille, j'ai fini par ne plus m'en occuper du tout (indépendance). Eh! bien, il en est plus heureux, et moi aussi. Le drôle est cause en partie de la mort de sa pauvre mère. Il s'est fait commis-voyageur, et il a bien trouvé son lot; il n'était pas plutôt à la maison qu'il en voulait sortir, il ne tenait jamais en place, il n'a rien voulu apprendre; tout ce que je demande à Dieu, c'est que je meure sans lui avoir vu déshonorer mon nom! Ceux qui n'ont pas d'enfants ignorent bien des plaisirs, mais ils évitent aussi bien des souffrances.

      – Voilà les pères! se dit Agathe en pleurant de nouveau.

      – Ce que je vous en dis, ma chère madame Bridau, c'est pour vous faire voir qu'il faut laisser votre enfant devenir peintre; autrement, vous perdriez votre temps…

      – Si vous étiez capable de le morigéner, reprit l'âpre Desroches, je vous dirais de vous opposer à ses goûts; mais, faible comme je vous vois avec eux, laissez-le barbouiller, crayonner.

      – Perdu! dit Claparon.

      – Comment, perdu? s'écria la pauvre mère.

      – Eh! oui, mon indépendance en cœur, cette allumette de Desroches me fait toujours perdre.

      – Consolez-vous, Agathe, dit la Descoings, Joseph sera un grand homme.

      Après cette discussion, qui ressemble à toutes les discussions humaines, les amis de la veuve se réunirent au même avis, et cet avis ne mettait pas de terme à ses perplexités. On lui conseilla de laisser Joseph suivre sa vocation.

      – Si ce n'est pas un homme de génie, lui dit du Bruel qui courtisait Agathe, vous pourrez toujours le mettre dans l'administration.

      Sur le haut de l'escalier, la Descoings, en reconduisant les trois vieux employés, les nomma des sages de la Grèce.

      – Elle se tourmente trop, dit du Bruel.

      – Elle est trop heureuse que son fils veuille faire quelque chose, dit encore Claparon.

      – Si Dieu nous conserve l'Empereur, dit Desroches, Joseph sera protégé d'ailleurs! Ainsi de quoi s'inquiète-t-elle?

      – Elle a peur de tout, quand il s'agit de ses enfants, répondit la Descoings. – Eh! bien, bonne petite, reprit-elle en rentrant, vous voyez, ils sont unanimes, pourquoi pleurez-vous encore?

      – Ah! s'il s'agissait de Philippe, je n'aurais aucune crainte. Vous ne savez pas ce qui se passe dans ces ateliers! Les artistes y ont des femmes nues.

      – Mais ils y font du feu, j'espère, dit la Descoings.

      Quelques jours après, les malheurs de la déroute de Moscou éclatèrent. Napoléon revint pour organiser de nouvelles forces et demander de nouveaux sacrifices à la France. La pauvre mère fut alors livrée à bien d'autres inquiétudes. Philippe, à qui le lycée déplaisait, voulut absolument servir l'Empereur. Une revue aux Tuileries, la dernière qu'y fit Napoléon et à laquelle Philippe assista, l'avait fanatisé. Dans ce temps-là, la splendeur militaire, l'aspect des uniformes, l'autorité des épaulettes exerçaient d'irrésistibles séductions sur certains jeunes gens. Philippe se crut pour le service les dispositions que son frère manifestait pour les arts. A l'insu de sa mère, il écrivit à l'Empereur une pétition ainsi conçue:

      «Sire, je suis fils de votre Bridau, j'ai dix-huit ans, cinq pieds six pouces, de bonnes jambes, une bonne constitution, et le désir d'être un de vos soldats. Je réclame votre protection pour entrer dans l'armée,» etc.

      L'Empereur envoya Philippe du Lycée impérial à Saint-Cyr dans les vingt-quatre heures, et, six mois après, en novembre 1813, il le fit sortir sous-lieutenant dans un régiment de cavalerie. Philippe resta pendant une partie de l'hiver au dépôt; mais, dès qu'il sut monter à cheval, il partit plein d'ardeur. Durant la campagne de France, il devint lieutenant à une affaire d'avant-garde où son impétuosité sauva son colonel. L'Empereur nomma Philippe capitaine à la bataille de La Fère-Champenoise où il le prit pour officier d'ordonnance. Stimulé par un pareil avancement, Philippe gagna la croix à Montereau. Témoin des adieux de Napoléon à Fontainebleau, et fanatisé par ce spectacle, le capitaine Philippe refusa de servir les Bourbons. Quand il revint chez sa mère, en juillet 1814, il la trouva ruinée. On supprima la bourse de Joseph aux vacances, et madame Bridau, dont la pension était servie par la cassette de l'Empereur, sollicita vainement


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