Mémoires de Hector Berlioz. Hector Berlioz

Mémoires de Hector Berlioz - Hector Berlioz


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des interminables solos de cor et de violoncelle qu'on leur avait substitués. Pouvais-je ne pas seconder une aussi louable intention? Le moyen employé pour Iphigénie nous réussit également bien pour Œdipe; et, après quelques mots lancés un soir du parterre par nous deux seuls, les nouveaux airs de danse disparurent pour jamais.

      Une seule fois nous parvînmes à entraîner le public. On avait annoncé sur l'affiche que le solo de violon du ballet de Nina serait exécuté par Baillot, une indisposition du virtuose, ou quelque autre raison, s'étant opposée à ce qu'il pût se faire entendre, l'administration crut suffisant d'en instruire le public par une imperceptible bande de papier collée sur l'affiche de la porte de l'Opéra, que personne ne regarde. L'immense majorité des spectateurs s'attendait donc à entendre le célèbre violon.

      Pourtant au moment où Nina, dans les bras de son père et de son amant, revient à la raison, la pantomime si touchante de mademoiselle Bigottini ne put nous émouvoir au point de nous faire oublier Baillot. La pièce touchait à sa fin. «Eh bien! eh bien! et le solo de violon, dis-je assez haut pour être entendu? – C'est vrai, reprit un homme du public, il semble qu'on veuille le passer. – Baillot! Baillot! le solo de violon!» En ce moment le parterre prend feu, et, ce qui ne s'était jamais vu à l'Opéra, la salle entière réclame à grands cris l'accomplissement des promesses de l'affiche. La toile tombe au milieu de ce brouhaha. Le bruit redouble. Les musiciens, voyant la fureur du parterre, s'empressent de quitter la place. De rage alors chacun saute dans l'orchestre, on lance à droite et à gauche les chaises des concertants; on renverse les pupitres; on crève la peau des timbales; j'avais beau crier: «Messieurs, messieurs, que faites-vous donc! briser les instruments!.. Quelle barbarie! Vous ne voyez donc pas que c'est la contre-basse du père Chénié, un instrument admirable, qui a un son d'enfer!» On ne m'écoutait plus et les mutins ne se retirèrent qu'après avoir culbuté tout l'orchestre et cassé je ne sais combien de banquettes et d'instruments.

      C'était là le mauvais côté de la critique en action que nous exercions si despotiquement à l'Opéra; le beau, c'était notre enthousiasme quand tout allait bien.

      Il fallait voir alors, avec quelle frénésie nous applaudissions des passages auxquels personne dans la salle ne faisait attention, tels qu'une belle basse, une heureuse modulation, un accent vrai dans un récitatif, une note expressive de hautbois, etc., etc. Le public nous prenait pour des claqueurs aspirant au surnumérariat; tandis que le chef de claque qui savait bien le contraire, et dont nos applaudissements intempestifs dérangeaient les savantes combinaisons, nous lançait de temps en temps un coup d'œil digne de Neptune prononçant le quos ego. Puis dans les beaux moments de madame Branchu, c'étaient des exclamations, des trépignements qu'on ne connaît plus aujourd'hui, même au Conservatoire, le seul lieu de France où le véritable enthousiasme musical se manifeste encore quelquefois.

      La plus curieuse scène de ce genre, dont j'aie conservé le souvenir, est la suivante. On donnait Œdipe. Quoique placé fort loin de Gluck dans notre estime, Sacchini ne laissait pas que d'avoir en nous de sincères admirateurs. J'avais entraîné ce soir-là à l'Opéra un de mes amis17, étudiant parfaitement étranger à tout autre art que celui du carambolage, et dont cependant je voulais à toute force faire un prosélyte musical. Les douleurs d'Antigone et de son père ne pouvaient l'émouvoir que fort médiocrement. Aussi après le premier acte, désespérant d'en rien faire, l'avais-je laissé derrière moi, en m'avançant d'une banquette pour n'être pas troublé par son sang-froid. Comme pour faire ressortir encore son impassibilité, le hasard avait placé à sa droite un spectateur aussi impressionnable qu'il l'était peu. Je m'en aperçus bientôt. Dérivis venait d'avoir un fort beau mouvement dans son fameux récitatif.

      Mon fils! tu ne l'es plus!

      Va! ma haine est trop forte!

      Tout absorbé que je fusse par cette scène si belle de naturel et de sentiment de l'antique, il me fut impossible de ne pas entendre le dialogue établi derrière moi, entre mon jeune homme épluchant une orange et l'inconnu, son voisin, en proie à la plus vive émotion:

      – Mon Dieu! monsieur, calmez-vous.

      – Non! c'est irrésistible! c'est accablant! cela tue!

      – Mais, monsieur, vous avez tort de vous affecter de la sorte. Vous vous rendrez malade.

      – Non, laissez-moi… Oh!

      – Monsieur, allons, du courage! enfin, après tout, ce n'est qu'un spectacle… vous offrirai-je un morceau de cette orange?

      – Ah! c'est sublime!

      – Elle est de Malte!

      – Quel art céleste!

      – Ne me refusez pas.

      – Ah! monsieur, quelle musique!

      – Oui, c'est très-joli.

      Pendant cette discordante conversation, l'opéra était parvenu, après la scène de réconciliation, au beau trio: «Ô doux moments!»; la douceur pénétrante de cette simple mélodie me saisit à mon tour; je commençai à pleurer, la tête cachée dans mes deux mains, comme un homme abîmé d'affliction. À peine le trio était-il achevé, que deux bras robustes m'enlèvent de dessus mon banc, en me serrant la poitrine à me la briser; c'étaient ceux de l'inconnu qui, ne pouvant plus maîtriser son émotion, et ayant remarqué que de tous ceux qui l'entouraient j'étais le seul qui parût la partager, m'embrassait avec fureur, en criant d'une voix convulsive: – «Sacrrrrre-dieu! monsieur, que c'est beau!!!» Sans m'étonner le moins du monde, et la figure toute décomposée par les larmes, je lui réponds par cette interrogation:

      – Êtes-vous musicien?..

      – Non, mais je sens la musique aussi vivement que qui que ce soit.

      – Ma foi, c'est égal, donnez-moi votre main; pardieu, monsieur, vous êtes un brave homme!

      Là-dessus, parfaitement insensibles aux ricanements des spectateurs qui faisaient cercle autour de nous, comme à l'air ébahi de mon néophyte mangeur d'oranges, nous échangeons quelques mots à voix basse, je lui donne mon nom, il me confie le sien18 et sa profession. C'était un ingénieur! un mathématicien!!! Où diable la sensibilité va-t-elle se nicher!

      XVI

Apparition de Weber à l'Odéon. – Castilblaze. – Mozart. – Lachnith. – Les arrangeurs. – Despair and die!

      Au milieu de cette période brûlante de mes études musicales, au plus fort de la fièvre causée par ma passion pour Gluck et Spontini, et par l'aversion que m'inspiraient les doctrines et les formes rossiniennes, Weber apparut. Le Freyschütz, non point dans sa beauté originale, mais mutilé, vulgarisé, torturé et insulté de mille façons par un arrangeur, le Freyschütz transformé en Robin des Bois, fut représenté à l'Odéon. Il eut pour interprètes un jeune orchestre admirable, un chœur médiocre, et des chanteurs affreux. Une femme seulement, madame Pouilley, chargée du personnage d'Agathe (appelée Annette par le traducteur), possédait un assez joli talent de vocalisation, mais rien de plus. D'où il résulta que son rôle entier, chanté sans intelligence, sans passion, sans le moindre élan d'âme, fut à peu près annihilé. Le grand air du second acte surtout, chanté par elle avec un imperturbable sang-froid, avait le charme d'une vocalise de Bordogni et passait presque inaperçu. J'ai été longtemps à découvrir les trésors d'inspiration qu'il renferme.

      La première représentation fut accueillie par les sifflets et les rires de toute la salle. La valse et le chœur des chasseurs, qu'on avait remarqués dès l'abord, excitèrent le lendemain un tel enthousiasme, qu'ils suffirent bientôt à faire tolérer le reste de la partition et à attirer la foule à l'Odéon. Plus tard, la chansonnette des jeunes filles, au troisième acte, et la prière d'Agathe (raccourcie de moitié) firent plaisir. Après quoi, on s'aperçut que l'ouverture avait une certaine verve bizarre, et que l'air de Max ne manquait pas d'intentions dramatiques. Puis, on s'habitua à trouver comiques les diableries de la scène infernale,


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<p>17</p>

Léon de Boissieux, mon condisciple au petit séminaire de la Côte. Il a compté un instant parmi les illustrations du billard de Paris.

<p>18</p>

Il s'appelait Le Tessier. Je ne l'ai jamais revu.