Mémoires de Hector Berlioz. Hector Berlioz

Mémoires de Hector Berlioz - Hector Berlioz


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ne pouvais donc que me méfier de ses doctrines dramatiques, et cela suffisait pour faire descendre à un degré voisin de zéro le thermomètre de l'enthousiasme.

      Les magnificences religieuses de la Flûte enchantée m'avaient, il est vrai, rempli d'admiration; mais ce fut dans le pasticcio des Mystères d'Isis que je les contemplai pour la première fois, et je ne pus que plus tard, à la bibliothèque du Conservatoire, connaître la partition originale et la comparer au misérable pot-pourri français qu'on exécutait à l'Opéra.

      L'œuvre dramatique de ce grand compositeur m'avait, on le voit, été mal présentée dans son ensemble, et c'est plusieurs années après seulement que, grâce à des circonstances moins défavorables, je pus en goûter le charme et la suave perfection. Les beautés merveilleuses de ses quatuors, de ses quintettes et de quelques-unes de ses sonates furent les premières à me ramener au culte de l'angélique génie dont la fréquentation, trop bien constatée, des Italiens et des pédagogues contre-pointistes, a pu seule en quelques endroits altérer la pureté.

      XVIII

Apparition de Shakespeare. – Miss Smithson. – Mortel amour. – Léthargie morale. – Mon premier concert. – Opposition comique de Cherubini. – Sa défaite. – Premier serpent à sonnettes

      Je touche ici au plus grand drame de ma vie. Je n'en raconterai point toutes les douloureuses péripéties. Je me bornerai à dire ceci: Un théâtre anglais vint donner à Paris des représentations des drames de Shakespeare alors complètement inconnus au public français. J'assistai à la première représentation d'Hamlet à l'Odéon. Je vis dans le rôle d'Ophélia Henriette Smithson qui, cinq ans après, est devenue ma femme. L'effet de son prodigieux talent ou plutôt de son génie dramatique, sur mon imagination et sur mon cœur, n'est comparable qu'au bouleversement que me fit subir le poëte dont elle était la digne interprète. Je ne puis rien dire de plus.

      Shakespeare, en tombant ainsi sur moi à l'improviste, me foudroya. Son éclair, en m'ouvrant le ciel de l'art avec un fracas sublime, m'en illumina les plus lointaines profondeurs. Je reconnus la vraie grandeur, la vraie beauté, la vraie vérité dramatiques. Je mesurai en même temps l'immense ridicule des idées répandues en France sur Shakespeare par Voltaire…

      «…Ce singe de génie,

      Chez l'homme, en mission, par le diable envoyé30

      et la pitoyable mesquinerie de notre vieille Poétique de pédagogues et de frères ignorantins. Je vis… je compris… je sentis… que j'étais vivant et qu'il fallait me lever et marcher.

      Mais la secousse avait été trop forte, et je fus longtemps à m'en remettre. À un chagrin intense, profond, insurmontable, vint se joindre un état nerveux, pour ainsi dire maladif, dont un grand écrivain physiologiste pourrait seul donner une idée approximative.

      Je perdis avec le sommeil la vivacité d'esprit de la veille, et le goût de mes études favorites, et la possibilité de travailler. J'errais sans but dans les rues de Paris et dans les plaines des environs. À force de fatiguer mon corps, je me souviens d'avoir obtenu pendant cette longue période de souffrances, seulement quatre sommeils profonds semblables à la mort; une nuit sur des gerbes, dans un champ près de Ville-Juif; un jour dans une prairie aux environs de Sceaux; une autre fois dans la neige, sur le bord de la Seine gelée, près de Neuilly; et enfin sur une table du café du Cardinal, au coin du boulevard des Italiens et de la rue Richelieu, où je dormis cinq heures, au grand effroi des garçons qui n'osaient m'approcher, dans la crainte de me trouver mort.

      Ce fut en rentrant chez moi, à la suite d'une de ces excursions où j'avais l'air d'être à la recherche de mon âme, que, trouvant ouvert sur ma table le volume des Mélodies irlandaises de Th. Moore, mes yeux tombèrent sur celle qui commence par ces mots: «Quand celui qui t'adore» (When he who adores thee). Je pris la plume, et tout d'un trait j'écrivis la musique de ce déchirant adieu, qu'on trouve sous le titre d'Élégie, à la fin de mon recueil intitulé Irlande. C'est la seule fois qu'il me soit arrivé de pouvoir peindre un sentiment pareil, en étant encore sous son influence active et immédiate. Mais je crois que j'ai rarement pu atteindre à une aussi poignante vérité d'accents mélodiques, plongés dans un tel orage de sinistres harmonies.

      Ce morceau est immensément difficile à chanter et à accompagner; il faut, pour le rendre dans son vrai sens, c'est-à-dire, pour faire renaître, plus ou moins affaibli, le désespoir sombre, fier et tendre, que Moore dut ressentir en écrivant ses vers, et que j'éprouvais en les inondant de ma musique, il faut deux habiles artistes31, un chanteur surtout, doué d'une voix sympathique et d'une excessive sensibilité. L'entendre médiocrement interpréter serait pour moi une douleur inexprimable.

      Pour ne pas m'y exposer, depuis vingt ans qu'il existe, je n'ai proposé à personne de me le chanter. Une seule fois, Alizard, l'ayant aperçu chez moi, l'essaya sans accompagnement en le transposant (en si) pour sa voix de basse, et me bouleversa tellement, qu'au milieu je l'interrompis en le priant de cesser. Il le comprenait; je vis qu'il le chanterait tout à fait bien; cela me donna l'idée d'instrumenter pour l'orchestre l'accompagnement de piano. Puis réfléchissant que de semblables compositions ne sont pas faites pour le gros public des concerts, et que ce serait une profanation de les exposer à son indifférence, je suspendis mon travail et brûlai ce que j'avais déjà mis en partition.

      Le bonheur veut que cette traduction en prose française soit si fidèle que j'aie pu adapter plus tard sous ma musique les vers anglais de Moore.

      Si jamais cette élégie est connue en Angleterre et en Allemagne, elle y trouvera peut-être quelques rares sympathies; les cœurs déchirés s'y reconnaîtront. Un tel morceau est incompréhensible pour la plupart des Français, et absurde et insensé pour des Italiens.

      En sortant de la représentation d'Hamlet, épouvanté de ce que j'avais ressenti, je m'étais promis formellement de ne pas m'exposer de nouveau à la flamme shakespearienne.

      Le lendemain on afficha Romeo and Juliet… J'avais mes entrées à l'orchestre de l'Odéon; eh bien, dans la crainte que de nouveaux ordres donnés au concierge du théâtre ne vinssent m'empêcher de m'y introduire comme à l'ordinaire, aussitôt après avoir vu l'annonce du redoutable drame, je courus au bureau de location acheter une stalle, pour m'assurer ainsi doublement de mon entrée. Il n'en fallait pas tant pour m'achever.

      Après la mélancolie, les navrantes douleurs, l'amour éploré, les ironies cruelles, les noires méditations, les brisements de cœur, la folie, les larmes, les deuils, les catastrophes, les sinistres hasards d'Hamlet, après les sombres nuages, les vents glacés du Danemarck, m'exposer à l'ardent soleil, aux nuits embaumées de l'Italie, assister au spectacle de cet amour prompt comme la pensée, brûlant comme la lave, impérieux, irrésistible, immense, et pur et beau comme le sourire des anges, à ces scènes furieuses de vengeance, à ces étreintes éperdues, à ces luttes désespérées de l'amour et de la mort, c'était trop. Aussi, dès le troisième acte, respirant à peine, et souffrant comme si une main de fer m'eût étreint le cœur, je me dis avec une entière conviction: Ah! je suis perdu. – Il faut ajouter que je ne savais pas alors un seul mot d'anglais, que je n'entrevoyais Shakespeare qu'à travers les brouillards de la traduction de Letourneur, et que je n'apercevais point, en conséquence, la trame poétique qui enveloppe comme un réseau d'or ses merveilleuses, créations. J'ai le malheur qu'il en soit encore à peu près de même aujourd'hui. Il est bien plus difficile à un Français de sonder les profondeurs du style de Shakespeare, qu'à un Anglais de sentir les finesses et l'originalité de celui de La Fontaine et de Molière. Nos deux poëtes sont de riches continents, Shakespeare est un monde. Mais le jeu des acteurs, celui de l'actrice surtout, la succession des scènes, la pantomime et l'accent des voix, signifiaient pour moi davantage et m'imprégnaient des idées et des passions shakespeariennes mille fois plus que les mots de ma pâle et infidèle traduction. Un critique anglais disait l'hiver dernier dans les Illustrated London News, qu'après avoir vu jouer Juliette par miss Smithson, je m'étais écrié: «Cette


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<p>30</p>

Victor Hugo, Chants du crépuscule.

<p>31</p>

Pischeck s'accompagnant lui-même, réaliserait l'idéal de l'exécution de cette élégie.