Aymeris. Blanche Jacques-Émile

Aymeris - Blanche Jacques-Émile


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année, et qui étaient comme des films de cinéma, Georges Aymeris note qu’il imaginait, à l’époque où nous parvenons ici, que Jessie lui avait été soustraite, parce qu’il avançait en âge: La sœur d’Ellen Gonnard, ma gouvernante, est appelée à prendre une autre route que moi.

      Son affection aurait alors pu paraître surtout faite de compassion, car, depuis sa visite à Oxlip Hall, il avait vu chaque jour s’élever des barrières entre Jessie Mac Farren et lui. La pitié est un sentiment rare chez les enfants; mais Georges, comparant son sort à celui de Jessie, se reprochait d’être un «vilain petit riche».

      La pleurésie, dont Jessie faillit mourir, rappela les jours détestables après celui où Jacques, au retour du Bois, était devenu invisible, puis était parti pour toujours. Georges revit les mêmes médecins, les mêmes sœurs gardes-malades de la rue Bayen, les protégées de son père. Il n’osa point encore s’informer, mais on causait devant lui. Il cassa sa tirelire, une grenouille en terre verte, contenant ses épargnes, «son trésor», acheta une bouteille d’huile de foie de morue chez un pharmacien de la rue du Havre, et au lieu d’aller chez Bourbonneux à la sortie des classes s’offrir des éclairs au chocolat, des puits d’amour ou des pâtés au macaroni, triomphe de ce pâtissier, se mit en recherche de prospectus, de médicaments pour les bronches.

      Il découvrit un philtre merveilleux, qui colore les joues pâles des malades; mais comment le ferait-il porter en secret à Jessie? Tout un mois, il cacha la fiole dans son pupitre. Ellen Gonnard la découvrit.

      – What’s that stuff meant for? You’re not going to have it; you’re all right, you, sir!17. – Elle l’appelait «sir», au lieu de master Georges! Quelle punition!

      Ellen reprit:

      – Let me have it for my sister. She’s very ill18. – Oh! bonheur! Ellen voulait que cette bouteille allât chez Jessie, et déclarait sa sœur très malade.

      C’était la perche tendue au baigneur qui se noie.

      Il supplia Ellen de ne pas dire d’où venait la bouteille… il aurait l’air trop bête!

      Ce présent devait être anonyme et l’on convint qu’il n’en serait pas question chez les Aymeris. Mais Ellen Gonnard qui avait méconnu Georges, s’accusa publiquement et fit part à tous les domestiques de cette délicieuse attention.

      Georges n’en devint que plus muet et plus gauche.

      Ses études étaient déplorables. Les professeurs l’aimaient pour sa gentillesse et son application (hélas! stérile), mais le tenaient pour un pauvre élève sans moyens. Ses places étaient «honteuses», dans les compositions hebdomadaires, sans que personne songeât à l’excuser pour son manque de mémoire. De ses vains efforts, autant que ses parents, l’enfant s’alarma. Sa mère, «sûre qu’il n’était pas une bête», irritée par sa lenteur et ses insuccès, lui dépeignit un soir le sort des «cancres». C’était un samedi, Georges revenait de Fontanes dans la voiture, avec Mme Aymeris. Comme il avait été le dernier en composition de «math», sa mère le grondait; il se cramponnait à son bras, comme elle feignait un chagrin profond, lui disant: – Je suis obligée de le croire enfin, tu n’es qu’un incorrigible paresseux! Si tu continues ainsi, tu mourras sur la paille humide des cachots, tu seras la honte de la famille!..

      Et Georges vit s’ouvrir une sombre prison; il sentit la paille humide, comme s’il y était déjà, au milieu des puces et des punaises, avec une cruche d’eau et du pain sec. Il sanglota, eut une attaque d’indigestion et de la fièvre, comme de coutume quand il était trop ému. On le garda jusqu’au midi suivant au lit. Cette fois, il n’avait plus envie d’être, comme Jacques, «un malade».

      – Ne songeons plus au succès! pensa la mère; tant pis s’il affronte le baccalauréat à vingt ans; on ne peut plus le laisser pousser comme une plante dans les champs. Il redoublera ses classes, mais il arrivera!

      Or c’était le moment où d’autres parents l’eussent envoyé seul à la campagne…

      A cette époque, Georges semble être devenu conscient de quelque chose de doux et de pénible à la fois, qui était sa première inquiétude sentimentale. Personne n’y prit garde, et à quels indices aurait-on deviné la cause des émois qui demeuraient encore si mal définis par lui-même? A la première crise ou à la dernière, les symptômes de l’amour sont les mêmes; nous portons longtemps ce mal en nous avant qu’il n’éclate; mais il est une différence entre les passions puériles et celles des adultes: l’enfant qui n’a pas encore souffert, s’y adonne, et ne s’alarme pas là où l’homme, qui s’en croyait guéri pour toujours, s’effare comme un blessé qu’on renvoie au feu. L’isolement moral où il avait jusqu’alors vécu, malgré qu’il ne fût jamais seul, Georges cessa d’en souffrir. Il avait trouvé, pour le culte de son cœur trop fervent, une idole, et elle était vivante.

      Toutes les heures du jour se remplirent, s’enrichirent. Il sut pourquoi il ouvrait une porte, sortait du salon et remontait à sa chambre sans qu’un professeur l’y attendît pour une leçon ou quelque autre exercice commandé. Le corps lumineux de sa compagne fit pâlir les vagues figurants de l’entourage. Et de l’ennui d’un jeune prince importuné par les soins de sa cour, l’empressement de ses ministres et de ses serviteurs, il passa soudain à l’état de révolte d’un gamin qui va briser des vitres ou voler des clefs. Il garde les pièces de cinq francs qu’il reçoit en récompense d’être allé au manège et à la gymnastique ou comme cadeaux d’étrennes; il compte son argent dont il n’avait pas encore compris l’emploi, il thésaurise en vue de quelque accident ou pour répondre à quelque besoin de Jessie. Ils ne se quitteront plus jamais! Si elle partait, il la suivrait jusqu’au bout du monde, n’est-ce pas? Et, cependant, que deviendra sa Jessie plus tard? Quels sont les projets de papa et de maman? Il ne conçoit pas l’actuel état de choses sans la durée, se disant tout bas: – Toujours! toujours! toujours! – Mais laisserait-on indéfiniment Jessie auprès de lui? Et si cette maigreur, cette toux persistaient où enverrait-on la malade, et alors, comment vivrait-il sans elle?

      Jessie l’aimait-elle un peu, du moins? Jessie savait-elle que Georges, dans sa chambre, retenait sa respiration, la nuit, pour écouter mieux et s’assurer si son amie ne toussait plus? Il porta sur lui un chronomètre, un souvenir de première communion, et compta, comme les médecins, par les sauts de la petite aiguille, les secondes entre chaque quinte, quand Jessie avait un gros rhume; il chercha dans un dictionnaire de médecine les termes techniques dont se hérissaient les ordonnances du docteur; se procura un thermomètre et, sous prétexte que l’étage de la maison où couchait Jessie était plus froid que le sien, Georges dit à sa mère: – Maman, faites-nous changer de chambre: la chaleur du calorifère me donne des maux de tête, je ne suis jamais si bien qu’au frais.

      Mme Aymeris n’y vit point malice et fit maçonner la bouche de chaleur; Georges resta au «piano nobile», à côté de la chambre de sa mère; il prit une bronchite, dont il se réjouit… il aurait, du moins, quelque chose en commun avec l’objet de toutes ses pensées! Dans la rue, il criait le nom de sa compagne, ces deux syllabes qu’il avait peur d’entendre prononcer par les centenaires, quand il était à Passy.

      Ses tiroirs s’emplirent de boules de gomme, de bâtons de réglisse et de jujube, qu’il faisait remettre par Miss Ellen à Jessie.

      Caroline et Lili gardaient jalousement un album de photographies, vues de Passy et de Longeuil, qu’elles ne prêtaient à qui que ce fût.

      Georges convoitait cette collection, pour deux cartes album, où Jessie et lui-même étaient représentés, côte à côte, au bord de la mer. Il n’eut de cesse que ses tantes ne les lui donnassent. Il attendait avec impatience les vacances prochaines et acheta un dispendieux appareil, de grande dimension, pour faire poser Jessie dans des attitudes agréables. Peut-être serait-elle mieux portante alors!

      Un jour qu’il se promenait avec toute la famille, suivie de Miss Ellen et de Jessie, une amie interrogea Mme Aymeris:

      – Qui


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<p>17</p>

A quoi destinez-vous cette drogue? Vous n’allez pas la prendre: vous êtes bien portant, vous, monsieur.

<p>18</p>

Laissez-moi la donner à ma sœur: elle est très malade, elle.