Pauline, ou la liberté de l'amour. Dumur Louis
Pauline, ou la liberté de l'amour
I
– Vous n'avez pas de cheveux qui tombent, Pauline?
La jeune femme était à sa toilette.
Elle se retourna vers son mari, qui la contemplait, et répondit en souriant:
– Non, mon ami, cet accident ne m'est pas encore arrivé.
– C'est curieux: moi, je m'aperçois depuis quelque temps que je deviens chauve.
Un silence, et Facial reprit:
– Quel âge avez-vous, Pauline?
– Ne le savez-vous pas? Vingt-neuf ans.
– C'est juste. Je ne sais pourquoi j'ai toujours dans l'esprit que vous avez trente ans. Oh! vous n'en avez pas l'air! Vous ne paraissez même pas avoir vingt-neuf ans. Mais moi, je deviens vieux. J'ose à peine me figurer que dans six mois j'aurai quarante ans. Quarante ans! La moitié de la vie d'un octogénaire! Deviendrai-je octogénaire? Je l'espère: on vit longtemps dans ma famille. Et puis, je suis encore plein de santé. Tu as connu Derollin? A quarante ans, c'était un homme fini. C'est qu'aussi personne ne s'est surmené comme lui. Il passait les nuits, mangeait beaucoup, s'alcoolisait, n'avait aucune régularité de travail. Il n'était pas marié, et changeait de maîtresse trop souvent: c'est mauvais. Bref, il est mort avant-hier dans une maison de santé; nous l'enterrons aujourd'hui. Ce pauvre Derollin! Ah! je me félicite d'avoir été plus sage. Je n'ai point eu de ces aventures ébouriffantes, mais je puis me rendre le témoignage que je suis resté très jeune. Je suis très jeune. N'est-ce pas, Pauline, que j'ai vingt ans?
Pauline, qui avait écouté le monologue de son mari sans cesser de sourire, quoique avec une nuance d'irritation, répondit:
– Vous avez bien peur de vieillir, mon ami!
Une inquiétude glissa sur le visage de Facial.
– C'est vrai, dit-il. Quelle déplaisante chose que la vieillesse!
– Au fond, dit Pauline, ce sont vos idées qui sont vieilles. Car pour votre personne physique, je suis persuadée, comme vous l'êtes, qu'elle ira sans encombres jusqu'aux extrêmes limites. Mais votre caractère a toujours été vieux; vous étiez déjà vieux à trente ans, lorsque vous m'avez épousée. Vos habitudes strictes, vos débats perpétuels sur ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire, vos jugements implacables sur tout ce qui effraie vos principes font de vous le sage morose, ou simplement, peut-être, le bourgeois timoré que j'ai toujours connu. Avez-vous jamais su ce que c'était qu'un élan de cœur? Vous taxez cela de folie, et vous avez raison. C'est la sagesse qui constitue la félicité: mais c'est elle aussi qui rend vieux.
– Suis-je si sage que cela? dit Facial.
– Entendons-nous: vous n'êtes point un philosophe, mais un de ces esprits pondérés qui se figurent planer au-dessus des passions humaines, alors qu'ils ne font que ramper au-dessous. Vous êtes un sage parce que vous n'êtes pas à la hauteur de la folie, et non point parce que vous foulez les sommets tranquilles de la raison.
– Tranchez le mot: un égoïste.
– Plus que cela: un prudent.
– Vous êtes injuste, Pauline. Vous oubliez mon amour pour vous. Si j'étais tellement un égoïste et un prudent, vous aurais-je choisie comme compagne de ma vie? Mon choix a été heureux, je le veux bien: mais il aurait pu ne pas l'être. Ai-je pesé alors le pour et le contre du mariage? Non, certes. Je vous aimais. Un égoïste aime-t-il?
– Un égoïste n'aime pas, mais il épouse.
– Alors vous prétendez que je ne vous aime pas?
– Si, vous m'aimez, à votre façon! Vous ne pouvez pas aimer autrement. Ce n'est pas de l'amour cela, c'est du mariage.
– Comment?
– Mon Dieu, vous insistez! Ne voyez-vous pas que notre situation est celle de deux plantes qui végètent côte à côte, parce que quelque hasard les a fait pousser dans le même terrain? Nous habitons une seule maison, nous mangeons à une seule table, nous avons l'habitude de nous voir et de nous sentir, mais nous ne nous sommes point nécessaires l'un à l'autre. Il n'existe pas entre nous cette attraction invincible qui lie fatalement deux êtres et ne peut sans déchirures épouvantables être contrariée ou rompue. Vous m'aimez, je vous aime, comme on aime un appartement lorsque l'on y est confortablement installé et que l'on a l'horreur des déménagements.
– Qu'est-ce qu'il vous faut de plus? Il nous est agréable de vivre en commun: c'est là l'amour, et c'est aussi le mariage. La passion n'a qu'un temps, heureusement. Elle passe comme un accès de fièvre, pour faire place à un tranquille état de bien-être à la fois plus raisonnable et plus doux. Oseriez-vous dire que, même à l'heure qu'il est, je ne suis pas un bon mari?
– Oh! vous remplissez vos devoirs.
– Ai-je jamais eu la velléité de chercher ailleurs des satisfactions que je suis accoutumé à trouver chez moi?
– Votre fidélité n'est pas discutable.
– Avouez donc que je vous aime?
Pauline secoua la tête. Ce geste de doute exprimait encore plus l'agacement causé par une discussion où elle mettait peu d'intérêt, que le chagrin de n'être pas convaincue par les protestations de son mari.
Facial se leva, s'avança vers Pauline, dont la toilette n'était pas encore terminée, la prit par la taille et posa ses lèvres sur son épaule nue.
– Tenez, dit-il, faut-il que je sois assez jeune!
La porte s'ouvrit, et un petit garçon se précipita dans la chambre:
– Bonjour, maman! bonjour, papa!
Pauline courut à lui et le pressa dans ses bras.
– Mon cher enfant! mon Marcelin adoré! Comment te portes-tu ce matin, mon petit charmeur?
– Bien, maman.
– As-tu déjà pris ton chocolat?
– Oui, et je vais aller à l'école. Ma gouvernante m'attend dans l'antichambre.
– C'est très bien, dit Facial d'un ton sentencieux. La nourriture spirituelle est encore plus nécessaire aux enfants que le chocolat.
– As-tu soigneusement préparé tes devoirs? demanda Pauline. Récite-moi ta déclinaison latine.
L'enfant se campa d'un air grave, concentra son attention et commença:
– Saluber, salubris, salubre; salubris, pour les trois genres; salubri, idem; salubrem, salubre; salu…
Il hésita.
– Eh bien! dit Pauline, l'ablatif des adjectifs est en i: salubri, par conséquent.
– Comment, vous savez le latin? s'écria Facial stupéfait.
– Mais oui, répondit-elle; du moins ce que Marcelin en sait lui-même. Il m'arrive souvent de le faire étudier.
– Quelle drôle de femme vous êtes!
Lorsque Marcelin fut parti, Facial reprit:
– Nous n'avons eu que cet enfant: c'est tant mieux pour votre beauté et pour l'économie de notre fortune; mais, en réalité, c'est un tort. Il faut que les femmes soient fécondes; c'est leur rôle dans la société, et c'est aussi l'intérêt des maris, qui ne tiennent bien leurs femmes que par la maternité.
– Pensez-vous que celui-ci ne suffise pas à défrayer mes devoirs de mère?
– Oh! vous êtes admirable. Mais l'enfant devient grand; il vous échappera bientôt. Ne regretterez-vous pas de ne pas en avoir d'autres qui puissent occuper vos soins?
– Décidément, c'est à votre tour de me tenir en suspicion! Mon amour maternel comporte heureusement autre chose que le simple emploi de mon temps; et lorsque le lycée et plus tard la vie m'enlèveront mon fils, je ne l'en aimerai pas moins et n'en serai pas moins toujours prête à me sacrifier pour lui.
– Ce sont de nobles paroles assurément, et tant que vous serez dans ces sentiments je ne saurai que vous louer.