Le Peuple de la mer. Elder Marc

Le Peuple de la mer - Elder Marc


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par le marais où étincelait la neige des tas de sel. On les vit longtemps faire de grands gestes et s’arrêter par instant pour discuter face à face. La barque sonnait à nouveau sous le clouage et le rabot sifflait contre ses flancs.

      Chaque matin, en quittant son lit, Coët sortait juger le temps, selon la coutume des gens de mer. Il faisait quelques pas sur la dune basse où sèchent la salicorne et le chardon bleu, parmi un jonc court et dru qui pique les mollets.

      Devant lui s’arrondissait la plage sur laquelle le jusant abandonnait des lianes en guirlandes vertes et des méduses d’opale affaissées sur leur chevelure. Des tas de goémons pour l’engrais, deux bouées galeuses, quelques centaines de casiers blanchis allaient à la file, jusqu’à la cale qui monte doucement, vers la remise du bateau de sauvetage. Puis la jetée haute et puissante avançait de cinq cents mètres dans la mer, comme un bras protecteur, devant les barques claires mouillées près à près sur leur corps mort.

      Tout brillait au soleil jeune qui s’enlevait là-bas, de l’autre côté de la baie: le sable, le granit, l’océan, les balises et les tours qui marquent les rochers du large, et la terre, comme une ligne de métal à l’horizon. C’était un paysage de lumière, limpide, frais, sous un ciel blanc, insondable, balayé d’une légère brise d’est qui sentait l’iode et le sel.

      Près de la cabane du gabelou, le brigadier Bernard amorçait des lignes. Les hommes descendaient du village, parcouraient la jetée à grand bruit de galoches, embarquaient dans les canots. Ils parlaient peu. On entendait surtout sonner le bois, battre l’eau, grincer les chaînes et crier les poulies à l’appareillage.

      Les sloops sortaient un à un, dressant haut dans l’air lumineux leurs voiles rousses, bleues ou jaunes, cambrant leur coque grise, largement ceinturée de vert ou d’écarlate.

      Et sitôt la jetée doublée, les voilures déployées au vent arrière, ils couraient vers l’horizon en emportant du soleil.

      Les yeux clignés, Urbain regardait s’éloigner les barques en les nommant dans sa tête. Il songeait au jour prochain où il prendrait rang dans la caravane. Mais un mouvement de défi lui raidissait involontairement l’échine à la vue du Bon Pasteur que patronne le Nain et du Laissez-les dire, dominé à l’arrière du colossal Perchais. Et il les suivait âprement, jusqu’au chenal de la Grise que masque la pointe fauve de la Corbière.

      Quand il rentrait dans sa maison propre, bâtie à côté de celle d’Izacar le mareyeur, qui est riche, et a permis d’élever une croix de huit mètres dans un angle de sa cour, devant chez lui, il trouvait la Marie-Jeanne au travail. C’était une petite femme dodue, aux articulations fortes, aux yeux très noirs, aux cheveux luisants. Elle balayait à grands coups le sol de terre battue où l’armoire, la huche et la table s’élevaient sur des briques à cause de l’humidité.

      Coët l’avait épousée par amour bien qu’elle fût fille de terrien et que son père, le vieux Couillaud, fermier à Linières, eut tout fait pour la dégoûter des marins qui sont soulards et crève misère jusqu’à ce que la mer les mange.

      Coup sur coup, il lui avait fait trois enfants, parce qu’il faut des bras pour manœuvrer les barques et qu’un mousse de plus dans la famille c’est un étranger de moins à entretenir à bord. Car les pêcheurs procréent surtout par intérêt, comme les bourgeois s’en gardent pour la même cause, et non pas tant, selon la commune croyance, à cause des ivresses qui les culbutent, dans une poussée de rut, sur leurs femmes maîtrisées.

      Ils avaient eu la chance d’avoir trois mâles, de quoi Urbain gardait de la reconnaissance à Marie-Jeanne. Le dernier, nourri, ainsi que ses frères, de moules et de crabes qu’il mangeait déjà «comme un homme», attrapait ses dix-huit mois, et l’aîné n’avait pas cinq ans.

      Dès qu’elle voyait rentrer son homme, la Marie-Jeanne posait son balai et interrogeait:

      – T’as faim, pas vrai?

      – Je mangerais ben un morceau.

      Elle tirait de l’armoire du beurre et la miche. D’habitude, Urbain ouvrait son couteau et se curait silencieusement les dents avec la pointe. Mais ce jour il demanda:

      – Les gars sont couchés?

      – Je les ai point réveillés, pour avoir la paix…

      – Et Léon?

      – Il répare les casiers.

      Du soleil glissait de biais par la fenêtre, s’allongeait jusqu’au foyer; un pied de la table brillait. La Marie-Jeanne ferma le volet et dans la demi-lumière ambrée Urbain mâchonna, la bouche pleine:

      – J’ai trouvé un nom pour not’bateau, tu sais.

      – C’est point le Désiré comme on avait dit.

      Coët fit «non» de la tête, sans parler davantage et sa femme ne le questionna pas. Il prit le pichet sur la table et but à même une lampée d’eau claire. Puis il fouilla dans le coin derrière la barrique, tira des peintures, une planche et sortit dans la cour.

      Assis sur le sable, son frère y travaillait, des casiers entre les jambes.

      – J’ai trouvé un nom pour not’bateau, redit Urbain.

      Léon leva sa tête régulière et fine où ses yeux verts, sous leurs cils très longs, avaient l’attirance mystérieuse des étangs plats sous les ombrages. Accroupi sur ses talons, Urbain traçait déjà des lettres.

      Au bout du terrain enclos de grillage bas, des mouches dansaient autour de carapaces roses et d’une peau de lapin séchant au bout d’un pieu. Par delà on apercevait la maison à un étage de Viel qui possède deux barques et du bien en terre; des meules de fourrage, caparaçonnées contre le vent de foin tressé; et enfin le marais avec ses moulins, ses cônes de sel, et des femmes fouillant la terre ici et là. Car dans l’île les femmes surtout vont aux champs où elles remuent la glèbe clémente, leur jupon court troussé aux jambes en manière de culotte; l’homme a la mer dangereuse.

      Urbain se redressa et dit:

      – Voilà!

      La Marie-Jeanne et Léon s’approchèrent et considérèrent la planche où était peint en belles lettres droites – car les marins savent tout faire: —Le Dépit des Envieux.

      – C’est le nom, dit-il.

      Ils se regardèrent tous les trois en souriant, satisfaits de la crânerie, mais la Marie-Jeanne s’inquiéta:

      – Fais attention aux Aquenette…

      Léon rit largement et Urbain haussa les épaules.

      Puis il ramassa l’écriteau, rangea la peinture et partit vers Noirmoutier.

      A peine entré au chantier, il saisit un marteau, choisit une forte pointe, escalada l’échafaudage et d’un seul coup fixa le nom à l’étrave de sa barque.

      Les trois Goustan accoururent. Grand-père médita, le nez en l’air, et prononça:

      – C’est bien ça, mon gars, s’ils t’envient, faut montrer que tu les crains pas!

      – Ah! ils le verront bien quand ton sloop s’alignera avec eux autres! appuya François.

      Mais Théodore n’approuva pas; il aurait voulu un nom plus héroïque.

      Le soir même la nouvelle fut portée à l’Herbaudière par Louchon, le facteur, qui a l’œil gauche dévié. Il va chaque jour à la ville chercher le courrier et fait les commissions pour un verre de vin. Il ramène souvent de la viande dans sa besace parce qu’au village il n’y a pas de boucher. Il déballe au cabaret, où s’abrite la poste, les potins amassés en route. Ce fut là que le père Piron, qui buvait ses quatre sous d’eau-de-vie, apprit le nom de la barque à Coët: Le Dépit des Envieux.

      Le père Piron descendit à la jetée où débarquent les gars au retour de la pêche. Les canots se hâtent, s’amarrent aux échelles montant à pic le long du granit, comme un troupeau de bêtes,


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