Le Peuple de la mer. Elder Marc

Le Peuple de la mer - Elder Marc


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dépêche-té donc!

      La Marie-Jeanne fonçait contre le vent, le jupon collé aux cuisses, remorquant à bout de brasson petit Jean qui sautillait dans des galoches. Elle s’excusa: elle avait dû attendre la Viel pour lui confier les autres gars. Mais, sans gronder, Coët lui prit la main, l’entraîna en haut du chantier et se croisa les bras auprès d’elle.

      Léon venait de monter à bord avec le jeune Goustan. Les accores s’abattirent. La barque fut libre, d’aplomb sur sa quille; on entendit grincer l’outil de François qui sciait la savate. Immobile et redressé, avec de la joie sur la face, le père Goustan tendait l’œil à pleines bésicles.

      Un craquement sec, François jeta:

      – Envoyez!

      La barque bouge à peine, glisse, prend de la vitesse, touche la mer.

      Les poutres ronflent sous la masse, l’eau s’ouvre, gargouille, s’enfle, contre l’arrière, et, refoulée, monte brusquement sur les berges. D’un coup, la barque inclinée se redresse, flotte et court sur son aire. Les aussières raidissent en geignant; les chaînes raguent dans les écubiers; et arrêté dans son mouvement au ras du quai, le bateau revient mollement sur lui-même.

      Le chantier vide paraissait immense. Les hommes clamaient d’enthousiasme et l’on répondait de l’autre côté du port.

      A bord Léon et Théodore agitaient leur béret; le drapeau claquait dans le grand vent d’ouest; et personne ne vit Urbain qui soulevait son enfant vers le bateau comme un bouquet d’espoir.

      La Marie-Jeanne avait envie de pleurer sans savoir pourquoi. Elle pensait au jour de ses noces où elle avait manqué pâmer à l’église. Elle s’approcha de son homme jusqu’à sentir sa chaleur. Le petit Jean cria. Urbain songea:

      – Ah! si le père était là!

      Car il sentait confusément en lui, à la fois, l’effort reculé de la race et son nouvel élan. Il revit le vieux qui avait tant trimé pour amasser, sou à sou, l’argent d’une barque, et que la mort avait culbuté tout d’un coup au foyer avant qu’il ait pu voir son rêve, ce bateau bleu qui se tenait là-bas, cambré au vent sur ses amarres.

      Les Goustan avaient entonné des chœurs orgueilleux parmi les hommes qui réclamaient à boire. C’était l’heure de la libation rituelle qui consacre les affaires humaines et exalte les victoires. Déjà chacun tirait vers la buvette quand la Marie-Jeanne poussa un léger cri.

      La botte de passeroses, nouée à l’étrave, venait de tomber à l’eau dans un coup de vent. Elle la regarda, le cœur serré, dériver sur les courtes vagues. Et à bord d’un caboteur, une vieille barbe ayant prononcé:

      – Vla une barque qui commence par un sale temps! elle éprouva de la tristesse, et, relevant la tête, elle sonda le ciel où les nuages se pressaient maintenant, compacts, hâtifs, en masquant définitivement le soleil. Alors elle dit à son homme:

      – Je m’en vas, à cause des enfants et de la soupe.

      Les deux frères demeurèrent seuls et s’attardèrent à travailler jusqu’au noir, sans pouvoir se résoudre à quitter cette barque, solide sous leurs pieds et qui était à eux.

      La mer baissa. Le Dépit des Envieux fit son trou dans la vase molle et claire. Le quai le dominait ainsi qu’un rempart; une odeur de salure fétide montait du port à sec; le vent se déchirait dans les mâtures.

      Urbain s’en alla en laissant Léon de garde à bord. Et, comme une heure après, il entrait au village par la traverse, derrière chez Viel, une ombre sortit d’une meule de foin, interrogea d’une voix craintive:

      – Ton frère ne vient donc pas?

      Urbain reconnut Louise Piron qui attendait au rendez-vous quotidien.

      – Ça te tient dur, répondit Coët en riant; not’ sloop est à l’eau, Léon couche à bord.

      Alors la fille s’enfonça rapidement dans la nuit en reprenant le chemin suivi par Urbain, les sentiers qui mènent au port de la ville.

      Le Dépit des Envieux était à son mouillage, dans l’abri de l’Herbaudière. Urbain Coët avait établi son corps-mort derrière le double rang de chaloupes parallèle à la jetée, et du côté de terre, en sorte que, de sa maison, il pouvait avoir sa barque à l’œil. Le vieux canot, avec lequel il pêchait les cancres et la lubine dans les rochers de l’île, remis à neuf et peint aux couleurs du sloop, était amarré à son flanc, comme un petit serré contre une mère. Et toutes les autres barques avaient également, autour d’elles, une ou deux petites embarcations qui jouaient sur les houles sans jamais s’écarter.

      La brise d’ouest qui soufflait le jour du lancement avait forci au décroit de la marée. Les drapeaux des usines vibraient, sur les drisses arquées. La nue, fumeuse, dérivait d’une masse vers l’est et montait sans cesse de l’horizon où la mer était noire. Plus près, des moutons mêlaient à son vert profond leurs cabrioles blanches. La mer remplissait l’air de son bruit, criait en écumant dans les rochers de la pointe, bombardait à coup de vagues la jetée sonore, roulait les barques à bout de chaînes, ressaquait au long des cales et venait s’aplatir, amollie, brisée, sur la plage où le vent faisait courir le sable au ras du sol en grésillant.

      Chez Coët, on travaillait à monter des filets tandis que la Marie-Jeanne, en tablier de serpillière, préparait la teinture. Le vent ronflait sous les portes, et, dans la cour, du chaume tournait avec un bruit soyeux. Au-dessus du marais, les moulins prudents ne dressaient plus dans l’air tumultueux que l’arête sans prise de leurs ailes.

      On entendait la mer qui tourmentait la côte et se battait au large. Il n’y avait dehors qu’un groupe de causeurs à l’abri du canot de sauvetage.

      Terrés au foyer ou à boire chez Zacharie, dont la buvette affiche en lettres d’un pied la rubrique prétentieuse: Au XXe Siècle, les hommes attendaient l’embellie pour sortir. Et de temps à autre ils venaient à la jetée, sonder la mer menaçante avec de l’inquiétude au ventre et au cœur aussi, à cause des gosses et de la femme.

      De sa fenêtre, la Marie-Jeanne voyait danser la mâture neuve du Dépit des Envieux où clapotait un gréement clair; le pont, rayé de coutures, lui apparaissait par intervalle au roulis; et elle était fière, parce qu’il n’y avait pas, dans le port, une autre barque si propre et si légère au dos des vagues.

      A bord la Marie-Jeanne connaissait quatre bonnes paillasses, remplies de varech bien séché et mises en place par elle, le jour où Le Dépit des Envieux prit mouillage à l’Herbaudière pour la première fois, quatre bonnes paillasses carrelées de gris et de violet, où l’on enfonçait en se couchant et qui vous tenaient la chair, la serraient, la calaient de tous côtés si douillettement! N’était-elle pas tombée sur l’une qui l’avait reçue comme des bras ouverts l’autre soir!.. Elle était seule à bord, avec son homme qui la contemplait arranger les couchettes, le corsage dégrafé parce qu’il faisait chaud dans le ventre du bateau. Et brusquement voilà son Urbain qui l’empoigne, la roule et se glisse sur elle en heurtant son échine au plafond bas. Elle avait crié, à cause de sa coiffe, elle avait ri, et puis ma foi, c’était si bon d’être prise comme ça tout d’un coup, mangée, happée comme qui dirait… Elle se rappelait le carré de nuage, à perte de vue, que découpait le capot au-dessus d’elle; les sonorités de la coque amplifiant le fouettement des drisses; et qu’au roulis, de peur de tomber, elle cramponnait les reins nerveux de son gars. Ah! les bonnes paillasses! le bon souvenir! que Coët nommait en riant: le coup du baptême.

      La Marie-Jeanne était heureuse, parce que son homme penserait mieux à elle dans cette couchette où il l’avait «fait mourir», parce qu’elle avait laissé là beaucoup de sa grande joie d’amour qui demeurerait comme une petite âme au cœur même du bateau.

      Et pourtant, la bourrasque persistante l’inquiétait. Depuis son lancement, Le Dépit des Envieux n’avait pu se mesurer avec les autres et battre la mer libre pour laquelle il était


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