Vingt années de Paris. Gill André

Vingt années de Paris - Gill André


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présent, je le perds de vue presque complètement jusqu'au siège, où je le retrouve commandant un bataillon de Ménilmontant, qu'il menait jouer au bouchon, comme les autres, sur le glacis. J'allai voir ses galons et son sabre.

      Mais ce harnachement platonique l'ennuyait probablement; il rêvait mieux; car, au 31 octobre, il est cassé, poursuivi. Bientôt je le vois revenir, par les rues encombrées de neige, effacées dans l'ouate brumeuse du ciel d'hiver, que refoule, sans cesse, le canon prussien.

      Des soirs, en cachette, il vient partager sa bûche de bois et son pain de paille en mon logis.

      Que de fois encore, là, du coin de la cheminée maussade, il nous emporte, oublieux, sur l'aile de sa parole ardente, imagée, au delà des remparts, de l'ennemi, de la saison, de l'angoisse, en des lointains verdoyants, fleuris de ses souvenirs!

      Cependant, les jours terribles se suivent. On meurt de faim, on meurt de froid; on ne se plaint pas. Mais la lutte est terminée: vaine espérance, adieu! Voici l'armistice, la honte, – ô douleur!

      Et voici la Commune!..

** *

      Il ne m'appartient pas de préciser le rôle que Vallès a joué dans cette folie effrayante. Je m'en suis peu soucié.

      On m'a dit qu'après l'affaire de Châtillon, la mort de Duval, il avait protégé de la foule, sauvé les gendarmes qu'on ramenait prisonniers. Je sais qu'il a été condamné, surtout pour une phrase qu'il n'a ni conseillée ni écrite; puis encore, une farce au ministère de l'instruction publique, où il décréta, pour rire:

      Art. 1er. —L'orthographe est abolie.

      Je n'en sais pas plus long. Je ne le vis qu'une fois en ces temps funestes:

      Il marchait dans les rangs, un rouleau de papier sous le bras, derrière la manifestation, en cortège, des francs-maçons, chamarrés de symboles, qui s'en allaient parlementer, du côté de Versailles.

      – Et vous? lui dis-je en m'approchant, vous n'avez donc pas une écharpe rouge?

      – Ne m'en parlez pas; je n'ose la mettre, elle me donne l'air d'un singe. – Elle est là.

      – Sous votre bras? dans ce papier?

      – Oui; comme un homard!

** *

      Vallès est, depuis neuf ans, sur la terre d'exil. Sa tête est blanche. Toujours vigoureux et vert, son robuste talent inscrit, parfois, dans nos journaux, sa marque léonine. Faut-il révéler le secret de Polichinelle, dire que c'est lui-même qui signe Jacques Vingtras?

      Il vit de plus en plus seul, regardant les autres, tour à tour, reprendre le chemin de la Patrie. A Londres, le plus souvent; par échappées, à Bruxelles, qui lui rappelle mieux Paris, il reçoit la visite d'une amie qui, aux jours d'effroyable danger, l'a suivi partout, l'exhortant, le conjurant de vivre, voulant le sauvegarder; – mais je m'arrête, craignant d'effleurer la délicatesse d'une modestie héroïque, de manquer, par la moindre indiscrétion, au profond respect que j'éprouve devant cette noble figure du dévouement.

** *

      Quant aux capacités politiques de Vallès, je les ignore. Elle ne sauraient prévaloir, à mes yeux, sur sa gloire littéraire. Je le voudrais ici, tout simplement, faisant ce qu'il peut faire, étant ce qu'il doit être, ce que Philarète Chasles, rouvrant son cours, après les journées de Mai, n'a pas craint de proclamer en pleine chaire de littérature: «Un des maîtres de la langue française!»

      FEU LE BŒUF-GRAS

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      Que vont devenir les ambitieux, à cette heure où il n'y a plus de bœuf-gras? Car Monselet l'a dit:

      Et l'on n'a pas été grand'chose

      Quand on n'a pas été bœuf-gras.

      Il est vrai que par la cherté des vivres qui se payent, et la froidure des temps qui courent, une des sept vaches maigres du Pharaon symboliserait mieux la situation. C'est égal: on peut regretter le bœuf-gras. Il était un prétexte à la joie, une tradition gauloise, un divertissement de «haulte graisse», éclatant et sonore, chassant l'ennui devant ses paillons et ses fanfares, un exutoire à la glaudissante furie populaire; et, n'en déplaise aux Spartiates modernes, je crois que la santé des peuples, comme celle des hommes, ne va guère sans rire.

      Au reste, ce que j'en dis n'est pas pour exprimer un souci personnel. Le bœuf-gras légendaire m'a comblé pour ma part. J'en ai eu tout mon compte; mieux encore: je l'ai été.

      Adsum! Ami des bœufs-gras, bœuf-gras moi-même. Je le fus en 1866 ou 67; consultez les archives du Carnaval. Je n'en conclurai point, selon le mot du plus aimable des lettrés, que cette prérogative ait le moins du monde «agrandi ma chose». On le verra tout à l'heure!

      En dehors du lustre, au moins momentané, requis des prétendants, l'honneur d'être bœuf-gras ne vous arrive pas tout décerné dans le gilet. C'est comme la croix d'honneur, cela se demande; et François Polo, fondateur de la Lune, l'avait demandé pour son journal qui, je pense, était un peu moi-même. Ayant obtenu ce comble de faveur, il me pria de choisir mon bœuf, et j'allai voir l'acquéreur.

      L'acquéreur des bœufs-gras, cette année-là, c'était Fléchelle, Achille Fléchelle, «le bouillant Achille», comme il dit lui-même, aujourd'hui retiré des affaires, ex-boucher de l'empereur.

      Les habitués du café des Bouffes l'ont connu. Dans ces derniers temps, il aimait peu parler de politique; mais fidèle à son client déboulonné, quand Daubray lui lançait des pointes, il se contentait de grogner, moitié figue, moitié raisin, avec un rire entrelardé:

      – L'empereur, c'est mon ami; eh! là-bas, petit, faut pas le débiner!.. sans ça… pfwittt! ah! chaleur!..

      Et son bras court et gros, fendant l'espace, entaillait un gigot imaginaire.

      Au demeurant, jovial et bon enfant; trinquant à la ronde.

      La surveille des jours gras, j'allai donc voir Fléchelle; et, en arrivant à l'angle du carrefour Gaillon, où prospérait son commerce, je vis un tableau rutilant de couleur, qui pourrait s'intituler: Madame la Bouchère, et que je recommande aux réalistes:

      Une très jolie femme, adorablement vêtue de soie et de velours aux tons chatoyants et clairs, franchissait le seuil de la boutique encadré de viandes. Autour de son chapeau léger où flottait une plume, et de sa mante aux reflets mordorés, se découpaient les gigantesques moitiés de bœufs entremêlant à la pourpre de leur chair de larges bandes de gras jaune. Ce qu'il aurait fallu, pour peindre cela, de tubes de blanc d'argent, de laque, de garance et de cadmium, est réjouissant à calculer.

      C'était Mme Fléchelle qui partait chez le maréchal Vaillant, pour y arrêter, sous son approbation, l'itinéraire du cortège des bœufs-gras.

      Je m'effaçai devant elle, puis, à mon tour, franchis la porte de beefsteacks, et pénétrai dans le charnier où je trouvai le patron officiant lui-même, en grand tablier blanc, le «fusil» au poing.

      Comme tous les fournisseurs des Tuileries, en ce temps, Fléchelle, tête à rouflaquettes, à barbiche, à moustaches, faisait ses efforts pour copier le masque impérial; je dois à là vérité de dire qu'il était mieux: l'œil plus vif, le teint plus clair.

      Il me reçut avec de vigoureuses démonstrations de belle humeur, et me donna l'adresse de ses bœufs, pour y aller faire mon choix: – au Jardin d'acclimatation.

      Ce fut l'affaire d'un fiacre.

      Au retour, comme je lui dénonçais ma préférence pour un vaste animal aux puissantes cornes, dont le blanc pelage me paraissait en harmonie avec le titre du journal: la Lune, le maître boucher fut pris, dans son antre, d'une allégresse infinie; il bondissait, exalté, parmi les entrecôtes, ne cessant de s'écrier:

      – Ah! il a le nez creux, le jeune homme!.. il a mis dans le joint, dites donc?.. c'est le plus beau bœûce!.. il a mis dans le joint… du premier coup, là:


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