Le vicomte de Bragelonne, Tome II.. Dumas Alexandre

Le vicomte de Bragelonne, Tome II. - Dumas Alexandre


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chose à dire et que vous ne dites pas. Voyons, parlez franchement, monsieur: vous savez que je vous ai dit, une fois pour toutes, que vous aviez toute franchise avec moi.

      – Eh bien! Sire, ce que j'ai, c'est que j'aimerais mieux être nommé capitaine des mousquetaires pour avoir chargé à la tête de ma compagnie, fait taire une batterie ou pris une ville, que pour avoir fait pendre deux malheureux.

      – Est-ce bien vrai, ce que vous me dites là?

      – Et pourquoi Votre Majesté me soupçonnerait-elle de dissimulation, je le lui demande?

      – Parce que, si je vous connais bien, monsieur, vous ne pouvez vous repentir d'avoir tiré l'épée pour moi.

      – Eh bien! c'est ce qui vous trompe, Sire, et grandement; oui, je me repens d'avoir tiré l'épée à cause des résultats que cette action a amenés; ces pauvres gens qui sont morts, Sire, n'étaient ni vos ennemis ni les miens, et ils ne se défendaient pas.

      Le roi garda un moment le silence.

      – Et votre compagnon, monsieur d'Artagnan, partage-t-il votre repentir?

      – Mon compagnon?

      – Oui, vous n'étiez pas seul, ce me semble.

      – Seul? où cela?

      – À la place de Grève.

      – Non, Sire, non, dit d'Artagnan, rougissant au soupçon que le roi pouvait avoir l'idée que lui, d'Artagnan, avait voulu accaparer pour lui seul la gloire qui revenait à Raoul; non, mordioux! et, comme dit Votre Majesté? j'avais un compagnon, et même un bon compagnon.

      – Un jeune homme?

      – Oui, Sire, un jeune homme. Oh! mais j'en fais compliment à Votre Majesté, elle est aussi bien informée du dehors que du dedans. C'est M. Colbert qui fait au roi tous ces beaux rapports?

      – M. Colbert ne m'a dit que du bien de vous, monsieur d'Artagnan, et il eût été malvenu à m'en dire autre chose.

      – Ah! c'est heureux!

      – Mais il a dit aussi beaucoup de bien de ce jeune homme.

      – Et c'est justice, dit le mousquetaire.

      – Enfin, il paraît que ce jeune homme est un brave, dit Louis

      XIV, pour aiguiser ce sentiment qu'il prenait pour du dépit.

      – Un brave, oui, Sire, répéta d'Artagnan, enchanté, de son côté, de pousser le roi sur le compte de Raoul.

      – Savez-vous son nom?

      – Mais je pense…

      – Vous le connaissez donc?

      – Depuis à peu près vingt-cinq ans, oui, Sire.

      – Mais il a vingt-cinq ans à peine! s'écria le roi.

      – Eh bien! Sire, je le connais depuis sa naissance, voilà tout.

      – Vous m'affirmez cela?

      – Sire, dit d'Artagnan, Votre Majesté m'interroge avec une défiance dans laquelle je reconnais un tout autre caractère que le sien. M. Colbert, qui vous a si bien instruit, a-t-il donc oublié de vous dire que ce jeune homme était le fils de mon ami intime?

      – Le vicomte de Bragelonne?

      – Eh! certainement, Sire: le vicomte de Bragelonne a pour père M. le comte de La Fère, qui a si puissamment aidé à la restauration du roi Charles II. Oh! Bragelonne est d'une race de vaillants, Sire.

      – Alors il est le fils de ce seigneur qui m'est venu trouver, ou plutôt qui est venu trouver M. de Mazarin, de la part du roi Charles II, pour nous offrir son alliance?

      – Justement.

      – Et c'est un brave que ce comte de La Fère, dites-vous?

      – Sire, c'est un homme qui a plus de fois tiré l'épée pour le roi votre père qu'il n'y a encore de jours dans la vie bienheureuse de Votre Majesté.

      Ce fut Louis XIV qui se mordit les lèvres à son tour.

      – Bien, monsieur d'Artagnan, bien! Et M. le comte de La Fère est votre ami?

      – Mais depuis tantôt quarante ans, oui; Sire. Votre Majesté voit que je ne lui parle pas d'hier.

      – Seriez-vous content de voir ce jeune homme, monsieur d'Artagnan?

      – Enchanté, Sire.

      Le roi frappa sur son timbre. Un huissier parut.

      – Appelez M. de Bragelonne, dit le roi.

      – Ah! ah! il est ici? dit d'Artagnan.

      – Il est de garde aujourd'hui au Louvre avec la compagnie des gentilshommes de M. le Prince.

      Le roi achevait à peine, quand Raoul se présenta, et, voyant d'Artagnan, lui sourit de ce charmant sourire qui ne se trouve que sur les lèvres de la jeunesse.

      – Allons, allons, dit familièrement d'Artagnan à Raoul, le roi permet que tu m'embrasses; seulement, dis à Sa Majesté que tu la remercies.

      Raoul s'inclina si gracieusement, que Louis, à qui toutes les supériorités savaient plaire lorsqu'elles n'affectaient rien contre la sienne, admira cette beauté, cette vigueur et cette modestie.

      – Monsieur, dit le roi s'adressant à Raoul, j'ai demandé à M. le prince qu'il veuille bien vous céder à moi; j'ai reçu sa réponse; vous m'appartenez donc dès ce matin. M. le prince était bon maître; mais j'espère bien que vous ne perdrez pas au change.

      – Oui, oui, Raoul, sois tranquille, le roi a du bon, dit d'Artagnan, qui avait deviné le caractère de Louis et qui jouait avec son amour-propre dans certaines limites, bien entendu, réservant toujours les convenances et flattant, lors même qu'il semblait railler.

      – Sire, dit alors Bragelonne d'une voix douce et pleine de charmes, avec cette élocution naturelle et facile qu'il tenait de son père; Sire, ce n'est point d'aujourd'hui que je suis à Votre Majesté.

      – Oh! je sais cela, dit le roi, et vous voulez parler de votre expédition de la place de Grève. Ce jour-là, en effet, vous fûtes bien à moi, monsieur.

      – Sire, ce n'est point non plus de ce jour que je parle; il ne me siérait point de rappeler un service si minime en présence d'un homme comme M. d'Artagnan; je voulais parler d'une circonstance qui a fait époque dans ma vie et qui m'a consacré, dès l'âge de seize ans, au service dévoué de Votre Majesté.

      – Ah! ah! dit le roi, et quelle est cette circonstance, dites, monsieur?

      – La voici… Lorsque je partis pour ma première campagne, c'est- à-dire pour rejoindre l'armée de M. le prince, M. le comte de La Fère me vint conduire jusqu'à Saint-Denis, où les restes du roi Louis XIII attendent, sur les derniers degrés de la basilique funèbre, un successeur que Dieu ne lui enverra point, je l'espère avant longues années. Alors il me fit jurer sur la cendre de nos maîtres de servir la royauté, représentée par vous, incarnée en vous, Sire, de la servir en pensées, en paroles et en action. Je jurai, Dieu et les morts ont reçu mon serment. Depuis dix ans, Sire, je n'ai point eu aussi souvent que je l'eusse désiré l'occasion de le tenir: je suis un soldat de Votre Majesté, pas autre chose, et en m'appelant près d'elle, elle ne me fait pas changer de maître, mais seulement de garnison.

      Raoul se tut et s'inclina.

      Il avait fini, que Louis XIV écoutait encore.

      – Mordioux! s'écria d'Artagnan, c'est bien dit, n'est-ce pas,

      Votre Majesté? Bonne race, Sire, grande race!

      – Oui, murmura le roi ému, sans oser cependant manifester son émotion, car elle n'avait d'autre cause que le contact d'une nature éminemment aristocratique. Oui, monsieur, vous dites vrai; partout où vous étiez, vous étiez au roi. Mais en changeant de garnison, vous trouverez, croyez-moi, un avancement dont vous êtes digne.

      Raoul vit que là s'arrêtait ce que le roi avait à lui


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