Le vicomte de Bragelonne, Tome II.. Dumas Alexandre

Le vicomte de Bragelonne, Tome II. - Dumas Alexandre


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Sire, répondit Fouquet sans même se retourner vers Colbert, je sais qu'il manque quatre cent mille livres. Mais ce monsieur de l'intendance (et par-dessus son épaule il montrait du pouce Colbert, qui pâlissait derrière lui), mais ce monsieur de l'intendance… a dans sa caisse neuf cent mille livres à moi.

      Le roi se retourna pour regarder Colbert.

      – Mais… dit celui-ci.

      – Monsieur, poursuivit Fouquet toujours parlant indirectement à Colbert, Monsieur a reçu il y a huit jours seize cent mille livres; il a payé cent mille livres aux gardes, soixante-quinze mille aux hôpitaux, vingt-cinq mille aux Suisses, cent trente mille aux vivres, mille aux armes, dix mille aux menus frais; je ne me trompe donc point en comptant sur neuf cent mille livres qui restent.

      Alors, se tournant à demi vers Colbert, comme fait un chef dédaigneux vers son inférieur:

      – Ayez soin, monsieur, dit-il, que ces neuf cent mille livres soient remises ce soir en or à Sa Majesté.

      – Mais, dit le roi, cela fera deux millions cinq cent mille livres?

      – Sire, les cinq cent mille livres de plus seront la monnaie de poche de Son Altesse Royale. Vous entendez, monsieur Colbert, ce soir, avant huit heures.

      Et sur ces mots, saluant le roi avec respect, le surintendant fit à reculons sa sortie sans honorer d'un seul regard l'envieux auquel il venait de raser à moitié la tête.

      Colbert déchira de rage son point de Flandre et mordit ses lèvres jusqu'au sang. Fouquet n'était pas à la porte du cabinet que l'huissier, passant à coté de lui, cria:

      – Un courrier de Bretagne pour Sa Majesté.

      – M. d'Herblay avait raison, murmura Fouquet en tirant sa montre: une heure cinquante-cinq minutes. Il était temps!

      Chapitre LXXVI – Où d'Artagnan finit par mettre enfin la main sur son brevet de capitaine

      Le lecteur sait d'avance qui l'huissier annonçait en annonçant le messager de Bretagne.

      Ce messager, il était facile de le reconnaître. C'était d'Artagnan, l'habit poudreux, le visage enflammé, les cheveux dégouttants de sueur, les jambes roidies; il levait péniblement les pieds à la hauteur de chaque marche sur laquelle résonnaient ses éperons ensanglantés.

      Il aperçut sur le seuil, au moment où il le franchissait, le surintendant.

      Fouquet salua avec un sourire celui qui, une heure plus tôt, lui amenait la ruine ou la mort.

      D'Artagnan trouva dans sa bonté d'âme et dans son inépuisable vigueur corporelle assez de présence d'esprit pour se rappeler le bon accueil de cet homme; il le salua donc aussi, bien plutôt par bienveillance et par compassion que par respect.

      Il se sentit sur les lèvres ce mot qui tant de fois avait été répété au duc de Guise: «Fuyez!» Mais prononcer ce mot, c'eût été trahir une cause; dire ce mot dans le cabinet du roi et devant un huissier, c'eût été se perdre gratuitement sans sauver personne.

      D'Artagnan se contenta donc de saluer Fouquet sans lui parler et entra. En ce moment même, le roi flottait entre la surprise où venaient de le jeter les dernières paroles de Fouquet et le plaisir du retour de d'Artagnan.

      Sans être courtisan, d'Artagnan avait le regard aussi sûr et aussi rapide que s'il l'eût été.

      Il lut en entrant l'humiliation dévorante imprimée au front de

      Colbert.

      Il put même entendre ces mots que lui disait le roi:

      – Ah! monsieur Colbert, vous aviez donc neuf cent mille livres à la surintendance?

      Colbert, suffoqué, s'inclinait sans répondre. Toute cette scène entra donc dans l'esprit de d'Artagnan par les yeux et par les oreilles à la fois.

      Le premier mot de Louis XIV à son mousquetaire, comme s'il eût voulu faire opposition à ce qu'il disait en ce moment, fut un bonjour affectueux.

      Puis son second un congé à Colbert.

      Ce dernier sortit du cabinet du roi, livide et chancelant, tandis que d'Artagnan retroussait les crocs de sa moustache.

      – J'aime à voir dans ce désordre un de mes serviteurs, dit le roi, admirant la martiale souillure des habits de son envoyé.

      – En effet, Sire, dit d'Artagnan, j'ai cru ma présence assez urgente au Louvre pour me présenter ainsi devant vous.

      – Vous m'apportez donc de grandes nouvelles, monsieur? demanda le roi en souriant.

      – Sire, voici la chose en deux mots: Belle-Île est fortifiée, admirablement fortifiée; Belle-Île a une double enceinte, une citadelle, deux forts détachés; son port renferme trois corsaires, et ses batteries de côte n'attendent plus que du canon.

      – Je sais tout cela, monsieur, répondit le roi.

      – Ah! Votre Majesté sait tout cela? fit le mousquetaire stupéfait.

      – J'ai le plan des fortifications de Belle-Île, dit le roi.

      – Votre Majesté a le plan?..

      – Le voici.

      – En effet, Sire, dit d'Artagnan, c'est bien cela, et là-bas j'ai vu le pareil.

      Le front de d'Artagnan se rembrunit.

      – Ah! je comprends, Votre Majesté ne s'est pas fiée à moi seul, et elle a envoyé quelqu'un, dit-il d'un ton plein de reproche.

      – Qu'importe, monsieur, de quelle façon j'ai appris ce que je sais, du moment que je le sais?

      – Soit, Sire, reprit le mousquetaire, sans chercher même à déguiser son mécontentement; mais je me permettrai de dire à Votre Majesté que ce n'était point la peine de me faire tant courir, de risquer vingt fois de me rompre les os, pour me saluer en arrivant ici d'une pareille nouvelle. Sire, quand on se défie des gens, ou quand on les croit insuffisants, on ne les emploie pas.

      Et d'Artagnan, par un mouvement tout militaire, frappa du pied et fit tomber sur le parquet une poussière sanglante. Le roi le regardait et jouissait intérieurement de son premier triomphe.

      – Monsieur, dit-il au bout d'un instant, non seulement Belle-Île m'est connue, mais encore Belle-Île est à moi.

      – C'est bon, c'est bon, Sire; je ne vous en demande pas davantage, répondit d'Artagnan. Mon congé!

      – Comment! votre congé?

      – Sans doute. Je suis trop fier pour manger le pain du roi sans le gagner, ou plutôt pour le gagner mal. Mon congé, Sire!

      – Oh! oh!

      – Mon congé, ou je le prends.

      – Vous vous fâchez, monsieur?

      – Il y a de quoi, mordioux! Je reste en selle trente-deux heures, je cours jour et nuit, je fais des prodiges de vitesse, j'arrive roide comme un pendu, et un autre est arrivé avant moi! Allons! je suis un niais. Mon congé, Sire!

      – Monsieur d'Artagnan, dit Louis XIV en appuyant sa main blanche sur le bras poudreux du mousquetaire, ce que je viens de vous dire ne nuira en rien à ce que je vous ai promis. Parole donnée, parole tenue.

      Et le jeune roi, allant droit à sa table, ouvrit un tiroir et y prit un papier plié en quatre.

      – Voici votre brevet de capitaine des mousquetaires; vous l'avez gagné, dit-il, monsieur d'Artagnan.

      D'Artagnan ouvrit vivement le papier et le regarda à deux fois. Il ne pouvait en croire ses yeux.

      – Et ce brevet, continua le roi, vous est donné, non seulement pour votre voyage à Belle-Île, mais encore pour votre brave intervention à la place de Grève. Là, en effet, vous m'avez servi bien vaillamment.

      – Ah! ah! dit d'Artagnan, sans que sa puissance sur lui-même pût empêcher une certaine rougeur de lui monter aux yeux; vous savez aussi cela, Sire?

      – Oui,


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