Le chevalier d'Harmental. Dumas Alexandre

Le chevalier d'Harmental - Dumas Alexandre


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moitié, pauvre animal! mais les restes en sont bons.

      – Merci, capitaine. Je viens de dîner moi-même, et je n'ai qu'un mot à vous dire, si vous le permettez.

      – Non, pardieu! je ne le permets pas, dit le capitaine; à moins que ce ne soit encore pour une rencontre. Oh! cela passe avant tout! Si c'est pour une rencontre, à la bonne heure! La Normande, allonge-moi ma brette!

      – Non, capitaine, c'est pour affaire.

      – Si c'est pour affaire, votre serviteur de tout mon cœur, chevalier! Je suis plus tyran que le tyran de Thèbes ou de Corinthe, Archias, Pélopidas, Léonidas, je ne sais plus quel Olibrius en as qui renvoyait les affaires au lendemain. Moi, j'ai de l'argent jusqu'à demain soir. Donc, après-demain matin les affaires sérieuses.

      – Mais; du moins, après-demain, capitaine, dit d'Harmental, je puis compter sur vous, n'est-ce pas?

      – À la vie, à la mort, chevalier!

      – Je crois aussi que l'ajournement est plus prudent.

      – Prudentissime, dit le capitaine. Athénaïs, rallume-moi ma pipe.

      – À après-demain donc.

      – À après-demain. Mais où vous retrouverai-je?

      – Promenez-vous de dix à onze heures du matin dans la rue du Temps-Perdu, regardez de temps en temps en l'air; on vous appellera de quelque part.

      – C'est dit, chevalier, de dix à onze heures du matin. Pardon, si je ne vous reconduis pas, mais ce n'est pas l'habitude des Turcs.

      Le chevalier fit un signe de la main qu'il le dispensait de cette formalité, et, ayant fermé la porte derrière lui commença de descendre l'escalier. Il n'en était pas à la quatrième marche, qu'il entendit le capitaine, fidèle à ses premières idées, entonner à tue-tête cette fameuse chanson des dragons de Malplaquet qui fit peut-être couler autant de sang en duel qu'il y en avait eu de répandu sur le champ de bataille.

      Chapitre 9

      Le lendemain, l'abbé Brigaud arriva chez le chevalier à la même heure que la veille. C'était un homme d'une exactitude parfaite. Il apportait trois choses fort utiles au chevalier: des habits, un passeport, et le rapport de la police du prince de Cellamare sur ce que devait faire monsieur le Régent dans la présente journée du 24 mars 1718.

      Les habits étaient simples, comme il convient à un cadet de bonne bourgeoisie qui vient chercher fortune à Paris. Le chevalier les essaya, et, grâce à sa bonne mine, il se trouva que, tout simples qu'ils étaient, ils lui allaient à ravir. L'abbé Brigaud secoua la tête: il aurait mieux aimé que le chevalier eût moins belle tournure; mais c'était un malheur irréparable, et il lui fallut s'en consoler.

      Le passeport était au nom del senior Diégo, intendant de la noble maison d'Oropesa, lequel avait mission de ramener en Espagne une espèce de maniaque, bâtard de la susdite maison, dont la folie était de se croire régent de France. Cette précaution allait, comme on le voit, au-devant, de toutes les réclamations que le duc d'Orléans aurait pu faire du fond de sa voiture. Et comme le passeport était fort en règle, du reste, signé du prince de Cellamare et visé par messire Voyer d'Argenson, il n'y avait aucun motif pour que le régent, une fois dans le carrosse, ne fît pas bonne route jusqu'à Pampelune, où tout serait dit. La signature surtout de messire Voyer d'Argenson était imitée avec une vérité qui faisait le plus grand honneur aux calligraphes du prince de Cellamare. Quant au rapport, c'était un chef-d'œuvre de clarté et de ponctualisme. Nous le reproduisons textuellement afin de donner à la fois une idée de la façon de vivre du prince et de la manière dont était faite la police de l'ambassadeur d'Espagne. Ce rapport était daté de deux heures de la nuit.

      «Aujourd'hui, le régent se lèvera tard: il y a eu souper dans les petits appartements. Madame d'Averne y assistait pour la première fois, en remplacement de madame de Parabère. Les autres femmes étaient la duchesse de Falaris et Saleri, dames d'honneur de Madame. Les hommes étaient le marquis de Broglie, le comte de Nocé, le marquis de Canillac, le duc de Brancas, et le chevalier de Simiane. Quant au marquis de Lafare et à monsieur de Fargy, ils étaient retenus dans leur lit par une indisposition dont on ignore la cause.

      À midi le conseil aura lieu. Le régent doit y communiquer au duc du Maine, au prince de Conti, au duc de Saint-Simon, au duc de Guiche, etc., le projet de traité de la quadruple alliance, que lui a envoyé l'abbé Dubois, en annonçant son retour pour dans trois ou quatre jours.

      Le reste de la journée est donné tout entier à la paternité. Avant-hier, monsieur le régent a marié une fille qu'il avait eue de la Desmarets, et qui avait été élevée chez les religieuses de Saint-Denis. Elle dîne avec son mari au Palais-Royal, et après le dîner, monsieur le régent la conduit à l'Opéra, dans la loge de madame Charlotte de Bavière. La Desmarets, qui n'a pas vu sa fille depuis six ans, est prévenue que, si elle veut la voir, elle peut venir au théâtre.

      Monsieur le régent, malgré son caprice pour madame d'Averne, fait toujours la cour à la marquise de Sabran. La marquise se pique encore de fidélité, non pas à son mari, mais au duc de Richelieu. Pour avancer ses affaires, monsieur le régent a nommé hier monsieur de Sabran son maître d'hôtel.»

      – J'espère que voilà de la besogne bien faite, dit l'abbé Brigaud, lorsque le chevalier eut achevé ce rapport.

      – Ma foi! oui, mon cher abbé, répondit d'Harmental; mais si le régent ne nous donne pas dans l'avenir de meilleures occasions d'exécuter notre entreprise, il ne me sera pas facile de le conduire en Espagne.

      – Patience! patience! dit Brigaud; il y a temps pour tout. Le régent nous offrirait une occasion aujourd'hui que vous ne seriez probablement pas en mesure d'en profiter.

      – Non. Vous avez raison.

      – Alors, vous voyez que ce que Dieu fait est bien fait: Dieu nous laisse la journée d'aujourd'hui, profitons-en pour déménager.

      Le déménagement n'était ni long ni difficile. D'Harmental prit son trésor, quelques livres, le paquet qui contenait sa garde-robe, monta en voiture, se fit conduire chez l'abbé, renvoya sa voiture en disant qu'il allait le soir à la campagne, et serait absent dix ou douze jours, et qu'on n'eût pas à s'inquiéter de lui; puis, ayant changé ses habits élégants contre ceux qui convenaient au rôle qu'il allait jouer, il alla, conduit par l'abbé Brigaud, prendre possession de son nouveau logement.

      C'était une chambre, ou plutôt une mansarde, avec un cabinet, située au quatrième, rue du Temps-Perdu, n° 5, laquelle est aujourd'hui la rue Saint-Joseph. La propriétaire de la maison était une connaissance de l'abbé Brigaud; aussi, grâce à sa recommandation, avait-on fait pour le jeune provincial quelques frais extraordinaires. Il y trouva des rideaux d'une blancheur parfaite, du linge d'une finesse extrême, une apparence de bibliothèque toute garnie, de sorte qu'il vit du premier coup d'œil que, s'il n'était pas aussi bien que dans son appartement de la rue Richelieu, il serait au moins d'une façon tolérable.

      Madame Denis, c'était le nom de l'amie de l'abbé Brigaud, attendait son futur locataire pour lui faire elle-même les honneurs de sa chambre; elle lui en vanta tous les agréments, lui assura que, n'était la dureté des temps, il ne l'aurait pas eue pour le double; lui certifia que sa maison était une des mieux famées du quartier, lui promit que le bruit ne le dérangerait pas de son travail, attendu que la rue étant trop étroite pour que deux voitures y passassent de front, il était très rare que les cochers s'y hasardassent; toutes choses auxquelles le chevalier répondit d'une façon si modeste, qu'en redescendant au premier étage, qu'elle habitait, madame Denis recommanda au concierge et à sa femme les plus grands égards pour son nouveau commensal.

      Ce jeune homme, quoiqu'il pût certainement lutter de bonne mine avec les plus fiers seigneurs de la cour lui paraissait bien loin d'avoir, surtout à l'égard des femmes, les manières lestes et hardies que les muguets de l'époque croyaient qu'il était de bon ton d'affecter. Il est vrai que l'abbé Brigaud, au nom de la famille de son pupille, avait payé un trimestre d'avance.

      Un instant après, l'abbé descendit à son tour chez madame


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