La San-Felice, Tome 03. Dumas Alexandre

La San-Felice, Tome 03 - Dumas Alexandre


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calme et limpide comme un diamant de Nigritie; puis, allant à lui et lui tendant la main:

      – Monsieur Backer, lui dit-elle, vous m'avez fait l'honneur de demander à Luisa Molina la main que la chevalière San-Felice vous tend; si je permettais que vous la serrassiez à un autre titre que celui d'ami, vous vous seriez trompé sur moi et vous seriez adressé à une femme qui n'eût point été digne de vous; ce n'est point un caprice d'un instant qui m'a fait vous préférer le chevalier, qui a près de trois fois mon âge et de deux fois le vôtre; c'est le profond sentiment de reconnaissance filiale que je lui avais voué; ce qu'il était pour moi il y a deux ans, il l'est encore aujourd'hui; restez de votre côté ce que le chevalier, qui vous estime, vous a offert d'être, c'est-à-dire mon ami, et prouvez-moi que vous êtes digne de cette amitié en ne me rappelant jamais une circonstance où j'ai été forcée de blesser, par un refus qui n'avait rien de fâcheux cependant, un noble coeur qui ne doit garder ni rancune ni espoir.

      Puis, avec une révérence pleine de dignité:

      – Le chevalier aura l'honneur de passer chez monsieur votre père, lui dit-elle, et de lui donner une réponse.

      – Si vous ne permettez ni que l'on vous aime ni que l'on vous adore, répondit le jeune homme, vous ne pouvez empêcher du moins que l'on ne vous admire.

      Et, saluant à son tour avec les marques du plus profond respect, il se retira en étouffant un soupir.

      Quant à Luisa, sans penser dans sa bonne foi juvénile qu'elle démentait peut-être, par l'action, la morale qu'elle venait de prêcher, à peine entendit-elle la porte de la rue se refermer sur André Backer et sa voiture s'éloigner, qu'elle s'élança par le corridor et regagna la chambre du blessé, avec la promptitude et presque la légèreté de l'oiseau qui revient à son nid.

      Son premier regard, en entrant dans la chambre, fut naturellement pour Salvato.

      Il était très-pâle, il avait les yeux fermés, et son visage, rigide comme le marbre, avait pris l'expression d'une vive douleur.

      Inquiète, Luisa courut à lui, et, comme à son approche il n'ouvrait pas les yeux, quoique ce fût son habitude:

      – Dormez-vous, mon ami? lui demanda-t-elle en français, ou, continua-t-elle avec une voix à l'anxiété de laquelle il n'y avait point à se méprendre, ou seriez-vous évanoui?

      – Je ne dors pas, je ne suis pas évanoui; tranquillisez-vous, madame, dit Salvato en entr'ouvrant les yeux, mais sans regarder Luisa.

      – Madame! répéta Luisa étonnée, madame!

      – Seulement, reprit le jeune homme, je souffre.

      – De quoi?

      – De ma blessure.

      – Vous me trompez, mon ami… Oh! j'ai étudié l'expression de votre physionomie pendant trois jours d'agonie, allez! Non, vous ne souffrez pas de votre blessure; vous souffrez d'une douleur morale.

      Salvato secoua la tête.

      – Dites-moi tout de suite quelle est cette douleur? s'écria Luisa. Je le veux.

      – Vous le voulez? demanda Salvato. C'est vous qui le voulez, comprenez-vous bien?

      – Oui, c'est mon droit; le docteur n'a-t-il pas dit que je devais vous épargner toute émotion?

      – Eh bien, puisque vous le voulez, dit Salvato regardant fixement la jeune femme, je suis jaloux.

      – Jaloux! de qui, mon Dieu? dit Luisa.

      – De vous.

      – De moi! s'écria-t-elle sans même songer à se fâcher cette fois. Pourquoi? comment? à quel propos? Pour être jaloux, il faut un motif.

      – D'où vient que vous êtes restée une demi-heure hors de cette chambre, quand vous ne deviez rester que quelques instants? Et que vous est donc ce M. Backer qui a le privilége de me voler une demi-heure de votre présence?

      Le visage de la jeune femme prit une céleste expression de bonheur; Salvato venait, lui aussi, de lui dire qu'il l'aimait sans prononcer le mot d'amour; elle abaissa sa tête vers lui de manière que ses cheveux touchassent presque le visage du blessé, qu'elle enveloppa de son souffle et couvrit de son regard.

      – Enfant! dit-elle avec cette mélodie de la voix qui a sa source dans les fibres les plus profondes du coeur. Ce qu'il est? ce qu'il vient faire? pourquoi il est resté si longtemps? Je vais vous le dire.

      – Non, non, non, murmura le blessé, non, je n'ai plus besoin de rien savoir; merci, merci!

      – Merci de quoi? Pourquoi merci?

      – Parce que vos yeux m'ont tout dit, ma bien-aimée Luisa. Ah! votre main! votre main!

      Luisa donna sa main au blessé, qui y appuya convulsivement ses lèvres, tandis qu'une larme tombait de ses yeux et tremblait, perle liquide, sur cette main.

      Cet homme de bronze avait pleuré.

      Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, Luisa porta sa main à ses lèvres et but cette larme.

      Ce fut le philtre de cet irrésistible et implacable amour que lui avait prédit la sorcière Nanno.

      XXXIX

      LES KANGOUROUS

      Le roi Ferdinand avait invité André Backer à dîner à Caserte, d'abord parce qu'il trouvait sans doute que la réception d'un banquier à sa table avait moins d'importance à la campagne qu'à la ville, ensuite parce qu'il avait reçu d'Angleterre et de Rome des envois précieux dont nous parlerons plus tard; il avait donc pressé plus que d'habitude la vente de son poisson à Mergellina, vente qui, malgré cette hâte, s'était faite, empressons-nous de le dire, à la plus grande gloire de son orgueil et à la plus grande satisfaction de sa bourse.

      Caserte, le Versailles de Naples, comme nous l'avons appelé, est, en effet, une bâtisse dans le goût froid et lourd du milieu du XVIIIe siècle. Les Napolitains qui n'ont point voyagé en France soutiennent que Caserte est plus beau que Versailles; ceux qui ont voyagé en France se contentent de dire que Caserte est aussi beau que Versailles; enfin, les voyageurs impartiaux qui ne partagent point l'engouement fabuleux des Napolitains pour leur pays, sans mettre Versailles très-haut, mettent Caserte fort au-dessous de Versailles; c'est notre avis aussi, à nous, et nous ne craignons pas d'être contredit par les hommes de goût et d'art.

      Avant ce château moderne de Caserte et avant la Caserte de la plaine, existaient le vieux château et la vieille Caserte de la montagne, dont il ne reste plus, au milieu de murailles ruinées, que trois ou quatre tours debout; c'était là que s'élevait le manoir des anciens seigneurs de Caserte, dont un des derniers, en trahissant Manfred, son beau-frère, fut en partie cause de la perte de la bataille de Bénévent.

      On a beaucoup reproché à Louis XIV le malheureux choix du site de Versailles, que l'on a appelé un favori sans mérite; nous ferons le même reproche au roi Charles III; mais Louis XIV avait au moins cette excuse de la piété filiale, qu'il voulait conserver, en l'encadrant dans une bâtisse nouvelle, le charmant petit château de briques et de marbre, rendez-vous de chasse de son père. Cette piété filiale coûta un milliard à la France.

      Charles III, lui, n'a pas d'excuse. Rien ne le forçait, dans un pays où les sites délicieux abondent, de choisir une plaine aride, au pied d'une montagne pelée, sans verdure et sans eau; l'architecte Vanvitelli, qui bâtit Caserte, dut planter tout un jardin autour de l'ancien parc des seigneurs et faire descendre de l'eau du mont Taburno, comme, au contraire, Rennequin-Sualem dut faire monter la sienne de la rivière sur la montagne, à l'aide de sa machine de Marly.

      Charles III commença le château de Caserte vers 1752; Ferdinand, qui monta sur le trône en 1759, le continua, et ne l'avait pas encore terminé vers le commencement d'octobre 1798, époque à laquelle nous sommes arrivés.

      Ses appartements seulement, ceux de la reine et des princes et princesses, c'est-à-dire le tiers du château à peine, étaient meublés.

      Mais, depuis huit jours, Caserte contenait des trésors qui méritaient de


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