Histoire littéraire d'Italie (3. Pierre Loius Ginguené
ville de Pise, accompagné de tous les barons de l'empereur.
Ce couronnement causa beaucoup de surprise en Italie, où la réputation de Zanobi n'était pas généralement répandue. Les amis de Pétrarque s'étonnèrent de voir que le grand-sénéchal, qui était un de ses amis particuliers, se fût employé avec tant de chaleur pour avilir en quelque sorte l'honneur qu'il avait reçu, en le faisant décerner à un homme qui lui était si inférieur. Pétrarque lui-même ne fut pas insensible à cette espèce d'avilissement de la couronne poétique. Dans la préface d'un de ses écrits 211, il ne put dissimuler son indignation de ce qu'un juge et un censeur allemand (c'est ainsi qu'il désigne Charles IV) n'avait pas craint de prononcer sur les beaux-esprits italiens. Il ne cessa pas pour cela d'aimer Zanobi, qui était non seulement un homme d'esprit, mais des mœurs les plus douces et du commerce le plus aimable. Ce poëte fut élevé, toujours par le crédit d'Acciajuoli, à la charge de secrétaire apostolique auprès du pape Innocent VI 212; mais il ne la posséda que deux ou trois ans au plus, et mourut de la peste en 1361, âgé seulement de quarante-neuf ans. Ses écrits restèrent entre les mains de sa famille; d'autres disent qu'ils furent déposés chez un notaire de Florence; ils s'y sont perdus, et n'ont jamais vu le jour 213. L'opinion qu'on avait de lui dans sa patrie était si avantageuse, sans que l'on puisse savoir à quel point elle était fondée, que lorsque les Florentins résolurent 214 d'élever, aux frais du trésor public, de magnifiques mausolées à Dante, à Accurse, à Pétrarque et à Boccace, ils y en ajoutèrent un pour Zanobi; mais ce projet resta sans exécution pour lui comme pour tous.
Plusieurs autres poëtes latins brillèrent encore à la fin de ce siècle. On ne pourrait les désigner tous sans faire une liste sèche, ou sans entrer dans des particularités minutieuses, également dépourvues d'intérêt quand les noms ne rappellent aucun souvenir. Deux seuls de ces noms paraissent mériter une mention particulière. L'un est celui de François Landino, fils d'un peintre qui avait alors quelque réputation, et parent de Landino, célèbre commentateur du Dante. Il était aveugle et musicien. Ayant perdu la vue dès son enfance par la petite-vérole, il commença bientôt, dit Philippe Villani 215, à sentir le malheur de cet état de cécité; et, pour en adoucir l'horreur par quelque distraction consolante, il s'amusait à chanter, comme un enfant qu'il était encore. Étant devenu grand et capable de sentir la douceur de la mélodie, il chantait selon les règles de l'art, en s'accompagnant de l'orgue ou de quelque instrument à cordes. Il fit rapidement des progrès si admirables, qu'il jouait en très-peu de temps de tous les instruments de musique, même de ceux qu'il n'avait jamais vus. On était émerveillé de l'entendre. Il touchait surtout l'orgue avec tant d'art et de douceur, qu'il laissa bien loin derrière lui les organistes les plus habiles. Il inventa même par la seule force de son génie, des instruments dont il n'avait eu aucun modèle. Aussi, du consentement de tous les musiciens, qui lui accordaient la palme, il fut publiquement couronné de lauriers, à Venise, par le roi de Chypre, comme les poëtes l'étaient par les empereurs. Il mourut à Florence en 1390.
François Landino n'était pas seulement musicien, il était aussi grammairien, dialecticien et poëte. Son habileté à toucher l'orgue, lui fit donner le surnom de Francesco degli Organi, et c'est ainsi qu'il est nommé dans les recueils où l'on trouve de lui quelques poésies italiennes. On a aussi conservé de ses vers latins 216; le style n'en est pas inférieur à celui des poésies latines de Pétrarque.
L'autre poëte, beaucoup plus célèbre dans les lettres, non-seulement comme poëte, mais comme littérateur et philosophe, et dont le nom se trouve souvent joint à celui de Pétrarque, est Lino Coluccio Salutato. Coluccio est un de ces diminutifs florentins que subissent les noms des enfants, et que ceux qui les ont portés gardent ensuite toute leur vie: De Niccolo, on fait Niccoluccio, petit Nicolas; on retranche ensuite, pour abréger, la première syllabe, et il reste Coluccio, qui ne ressemble presque plus au nom primitif. Son premier nom, Lino, semblerait être encore un diminutif abrégé du même nom; Niccolo, Niccolino, Lino; mais peut-être aussi le prit-il par une affectation de noms antiques qui était alors commune parmi les savants 217. Coluccio Salutato était né en Toscane 218 en 1330. Son père, qui était homme de guerre, enveloppé dans les troubles de sa patrie, fut exilé, et se retira à Bologne. Le jeune Coluccio y fut élevé; il annonça de bonne heure des dispositions naturelles pour la littérature; mais il lui fallut, comme Pétrarque et Boccace, obéir aux ordres de son père, et se livrer à l'étude des lois. Le père mourut, et Coluccio quitta le code pour se livrer tout entier à l'éloquence et à la poésie. On ne sait ni quand il sortit de Bologne, ni quand il lui fut permis de revenir à Florence. On sait seulement qu'en 1368, c'est-à-dire lorsqu'il était âgé de trente-huit ans, il était collègue de François Bruni dans la charge de secrétaire apostolique auprès du pape Urbain V. Il est probable qu'il abandonna cet emploi quand Urbain, après être retourné à Rome, revint en France. Il quitta aussi l'habit ecclésiastique, et épousa une femme, dont il n'eut pas moins de dix enfants 219. La réputation de savoir et d'éloquence dont il jouissait lui attira les offres les plus brillantes de la part des papes, des empereurs et des rois; mais l'amour qu'il avait pour sa patrie lui fit préférer à toutes les espérances de fortune la place de chancelier de la république de Florence qui lui fut offerte en 1375, et qu'il occupa honorablement pendant plus de trente années. Les lettres qu'il écrivait passaient pour si éloquentes que Jean Galéas Visconti, étant en guerre avec la république, disait qu'une lettre de Coluccio Salutato lui faisait plus de mal que mille cavaliers florentins 220.
Au milieu des graves occupations que lui imposait cette charge, il trouvait le temps de cultiver les muses et de se livrer à des études et à de savantes recherches. Celle des anciens manuscrits était l'objet continuel de son zèle. Il en recueillait le plus qu'il lui était possible; et les corrections qu'il y faisait, et qui auraient été pour tout autre un grand travail, n'étaient pour lui qu'un amusement. Les auteurs contemporains parlent de lui comme de l'homme le plus savant de son siècle. Ils ne parlent pas avec moins d'enthousiasme de ses talents que de son savoir. Ils le comparent à Cicéron et à Virgile; mais nous avons appris à réduire ces comparaisons emphatiques. Ses lettres et ses autres ouvrages, qui ont été imprimés, sont un nouvel exemple de la nécessité de ces réductions, quoiqu'on puisse admirer, et dans sa prose et dans ses vers, une érudition étendue à beaucoup d'objets, qui était alors très-rare, et des traces sensibles d'une étude attentive et continue des anciens auteurs, qui ne l'était pas moins. On n'a imprimé de lui en prose latine, outre ses lettres 221, qu'un Traité de la noblesse des lois et de la médecine 222. Les bibliothèques de Florence en possèdent en manuscrit plusieurs autres 223; la plus grande partie des vers qu'il avait composés s'y conserve aussi; mais on en a publié quelques pièces dans le grand Recueil des plus illustres poëtes italiens et dans d'autres collections. Parmi ceux qui n'ont point vu le jour, ce qu'il y aurait peut-être de plus intéressant à connaître serait la traduction d'une partie du poëme du Dante en vers latins, dont l'abbé Méhus nous a donné deux fragments dans sa vie d'Ambroise le Camaldule 224. Coluccio mourut en 1406, âgé de soixante seize ans. Plusieurs années auparavant, les Florentins avaient demandé à l'empereur la permission de le couronner du laurier poétique, et elle leur avait été accordée; mais sans qu'on ait pu savoir la raison de ces délais, l'affaire traîna tellement en longueur que la couronne ne lui fut décernée qu'après sa mort 225. Elle fut posée sur son cercueil, et les honneurs qui devaient être rendus à ce vieillard illustre accompagnèrent au tombeau un cadavre insensible.
Le
211
212
En 1359.
213
On n'a imprimé de lui que les dix-neuf premiers livres de la traduction en prose italienne des Morales de S. Grégoire. L'auteur du reste de cette ancienne traduction est inconnu.
214
En 1396.
215
216
Voy. Mehus,
217
Tiraboschi, t. V, p. 492.
218
Au château de Stignano, dans Valdinievole, près de Pescia.
219
Elle se nommait Piera, et était de Pescia, ville voisine du château où il était né. Tiraboschi,
220
Tiraboschi,
221
Elles ont été publiées en deux différents recueils, l'un donné par l'abbé de Mehus, l'autre par Lami. Mehus ne fit paraître que la première partie du sien, Florence, 1741, avec une savante préface et des notes; prévenu par Lami, qui en publia un en deux volumes, Florence, 1742, il n'acheva point son édition. Lami se donna le tort de parler du modeste et savant Mehus avec beaucoup d'aigreur et d'emportement. Mazzuchelli, note 7, sur la Vie de
222
223
On en trouve les titres dans Tiraboschi, t. V, p. 497; Mazzuchelli, notes sur Philippe Villani; l'abbé Mehus,
224
Page 309 et suiv. Il y donne aussi des fragments de plusieurs autres pièces inédites du même auteur.
225
Tiraboschi,