La Terre. Emile Zola

La Terre - Emile Zola


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sur la croupe, d'une courte et rude pression; sa langue pendait, il écarta la queue, lécha jusqu'aux cuisses; tandis que, le laissant faire, elle ne remuait toujours pas, la peau seulement plissée d'un frisson. Jean et Françoise, gravement, les mains ballantes, attendaient.

      Et, quand il fut prêt, César monta sur la Coliche, d'un saut brusque, avec une lourdeur puissante qui ébranla le sol. Elle n'avait pas plié, il la serrait aux flancs de ses deux jambes. Mais elle, une cotentine de grande taille, était si haute, si large pour lui, de race moins forte, qu'il n'arrivait pas. Il le sentit, voulut se remonter, inutilement.

      – Il est trop petiot, dit Françoise.

      – Oui, un peu, dit Jean. Ça ne fait rien, il entrera tout de même.

      Elle hocha la tête; et, César tâtonnant encore, s'épuisant, elle se décida.

      – Non, faut l'aider… S'il entre mal, ce sera perdu, elle ne retiendra pas.

      D'un air calme et attentif, comme pour une besogne sérieuse, elle s'était avancée. Le soin qu'elle y mettait fonçait le noir de ses yeux, entr'ouvrait ses lèvres rouges, dans sa face immobile. Elle dut lever le bras d'un grand geste, elle saisit à pleine main le membre du taureau, qu'elle redressa. Et lui, quand il se sentit au bord, ramassé dans sa force, il pénétra d'un seul tour de reins, à fond. Puis, il ressortit. C'était fait: le coup de plantoir qui enfonce une graine. Solide, avec la fertilité impassible de la terre qu'on ensemence, la vache avait reçu, sans un mouvement, ce jet fécondant du mâle. Elle n'avait même pas frémi dans la secousse. Lui, déjà, était retombé, ébranlant de nouveau le sol.

      Françoise, ayant retiré sa main, restait le bras en l'air. Elle finit par le baisser, en disant:

      – Ça y est.

      – Et raide! répondit Jean d'un air de conviction, où se mêlait un contentement de bon ouvrier pour l'ouvrage vite et bien fait.

      Il ne songeait pas à lâcher une de ces gaillardises, dont les garçons de la ferme s'égayaient avec les filles qui amenaient ainsi leurs vaches. Cette gamine semblait trouver ça tellement simple et nécessaire, qu'il n'y avait vraiment pas de quoi rire, honnêtement. C'était la nature.

      Mais, depuis un instant, Jacqueline se tenait de nouveau sur la porte; et, avec un roucoulement de gorge qui lui était familier, elle lança gaiement:

      – Eh! la main partout! c'est donc que ton amoureux n'a pas d'oeil, à ce bout-là!

      Jean ayant éclaté d'un gros rire, Françoise subitement devint toute rouge. Confuse, pour cacher sa gêne, tandis que César rentrait de lui-même à l'étable, et que la Coliche broutait un pied d'avoine poussé dans la fosse à fumier, elle fouilla ses poches, finit par sortir son mouchoir, en dénoua la corne, où elle avait serré les quarante sous de la saillie.

      – Tenez! v'là l'argent! dit-elle. Bien le bonsoir!

      Elle partit avec sa vache, et Jean, qui reprenait son semoir, la suivit, en disant à Jacqueline qu'il allait au champ du Poteau, selon les ordres que M. Hourdequin avait donnés pour la journée.

      – Bon! répondit-elle. La herse doit y être.

      Puis, comme le garçon rejoignait la petite paysanne, et qu'ils s'éloignaient à la file, dans l'étroit sentier, elle leur cria encore, de sa voix chaude et farceuse:

      – Pas de danger, hein? si vous vous perdez ensemble: la petite connaît le bon chemin.

      Derrière eux, la cour de la ferme redevint déserte. Ni l'un ni l'autre n'avaient ri, cette fois. Ils marchaient lentement, avec le seul bruit de leurs souliers butant contre les pierres. Lui, ne voyait d'elle que sa nuque enfantine, où frisaient de petits cheveux noirs, sous le bonnet rond. Enfin, au bout d'une cinquantaine de pas:

      – Elle a tort d'attraper les autres sur les hommes, dit Françoise posément.

      J'aurais pu lui répondre…

      Et, se tournant vers le jeune homme, le dévisageant d'un air de malice:

      – C'est vrai, n'est-ce pas? qu'elle en fait porter à monsieur Hourdequin, comme si elle était sa femme déjà… Vous en savez peut-être bien quelque chose, vous?

      Il se troubla, il prit une mine sotte.

      – Dame! elle fait ce qu'il lui plaît, ça la regarde.

      Françoise, le dos tourné, s'était remise en marche.

      – Ça, c'est vrai… Je plaisante, parce que vous pourriez être quasiment mon père, et que ça ne tire pas à conséquence… Mais, voyez-vous, depuis que Buteau a fait sa cochonnerie à ma soeur, j'ai bien juré que je me couperais plutôt les quatre membres que d'avoir un amoureux.

      Jean hocha la tête, et ils ne parlèrent plus. Le petit champ du Poteau se trouvait au bout du sentier, à moitié chemin de Rognes. Quand il y fut, le garçon s'arrêta. La herse l'attendait, un sac de semence était déchargé dans un sillon. Il y remplit son semoir, en disant:

      – Adieu, alors!

      – Adieu! répondit Françoise. Encore merci!

      Mais il fut pris d'une crainte, il se redressa et cria:

      – Dis donc, si la Coliche recommençait… Veux-tu que je t'accompagne jusque chez toi?

      Elle était déjà loin, elle se retourna, jeta de sa voix calme et forte, au travers du grand silence de la campagne:

      – Non! non! inutile, plus de danger! elle a le sac plein!

      Jean, le semoir noué sur le ventre, s'était mis à descendre la pièce de labour, avec le geste continu, l'envolée du grain; et il levait les yeux, il regardait Françoise décroître parmi les cultures, toute petite derrière sa vache indolente, qui balançait son grand corps. Lorsqu'il remonta, il cessa de la voir; mais, au retour, il la retrouva, rapetissée encore, si mince, qu'elle ressemblait à une fleur de pissenlit, avec sa taille fine et son bonnet blanc. Trois fois de la sorte, elle diminua; puis, il la chercha, elle avait dû tourner, devant l'église.

      Deux heures sonnèrent, le ciel restait gris, sourd et glacé; et des pelletées de cendre fine paraissaient y avoir enseveli le soleil pour de longs mois, jusqu'au printemps. Dans cette tristesse, une tache plus claire pâlissait les nuages, vers Orléans, comme si, de ce côté, le soleil eût resplendi quelque part, à des lieues. C'était sur cette échancrure blême que se détachait le clocher de Rognes, tandis que le village dévalait, caché dans le pli invisible du vallon de l'Aigre. Mais, vers Chartres, au nord, la ligne plate de l'horizon gardait sa netteté de trait d'encre coupant un lavis, entre l'uniformité terreuse du vaste ciel et le déroulement sans bornes de la Beauce. Depuis le déjeuner, le nombre des semeurs semblait y avoir grandi. Maintenant, chaque parcelle de la petite culture avait le sien, ils se multipliaient, pullulaient comme de noires fourmis laborieuses, mises en l'air par quelque gros travail, s'acharnant sur une besogne démesurée, géante à côté de leur petitesse; et l'on distinguait pourtant, même chez les plus lointains, le geste obstiné, toujours le même, cet entêtement d'insectes en lutte avec l'immensité du sol, victorieux à la fin de l'étendue et de la vie.

      Jusqu'à la nuit tombée, Jean sema. Après le champ du Poteau, ce fut celui des Rigoles et celui des Quatre-Chemins. Il allait, il venait, à longs pas rythmés dans les labours; et le blé de son semoir s'épuisait, la semence derrière lui fécondait la terre.

      II

      La maison de maître Baillehache, notaire à Cloyes, était située rue Grouaise, à gauche, en allant à Châteaudun: une petite maison blanche d'un seul étage, au coin de laquelle était fixée la corde de l'unique réverbère qui éclairait cette large rue pavée, déserte en semaine, animée le samedi du flot des paysans venant au marché. De loin, on voyait luire les deux panonceaux, sur la ligne crayeuse des constructions basses; et, derrière, un étroit jardin descendait jusqu'au Loir.

      Ce samedi-là, dans la pièce qui servait d'étude et qui donnait sur la rue, à droite du vestibule, le petit clerc, un gamin de quinze ans, chétif et pâle, avait relevé l'un des rideaux de mousseline, pour voir passer le monde. Les deux


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