Rome. Emile Zola

Rome - Emile Zola


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éclairage, de loin en loin des becs de gaz d'hôtel garni louche, dont les taches jaunes étoilaient à peine les profondes ténèbres des hauts couloirs sans fin. C'était gigantesque et funèbre. Même sur le palier, où s'ouvrait la porte de l'appartement de donna Serafina, en face de celle qui conduisait chez sa nièce, rien n'indiquait qu'il pût y avoir réception, ce soir-là. La porte restait close, pas un bruit ne sortait des pièces, dans le silence de mort montant du palais entier. Et ce fut don Vigilio, qui, après une nouvelle révérence, tourna discrètement le bouton, sans sonner.

      Une seule lampe à pétrole, posée sur une table, éclairait l'antichambre, une large pièce aux murs nus, peints à fresque d'une tenture rouge et or, drapée régulièrement tout autour, à l'antique. Sur les chaises, quelques paletots d'homme, deux manteaux de femme, étaient jetés; tandis que les chapeaux encombraient une console. Un domestique, assis, le dos au mur, sommeillait.

      Mais, comme don Vigilio s'effaçait pour le laisser entrer dans un premier salon, une pièce tendue de brocatelle rouge, à demi obscure et qu'il croyait vide, Pierre se trouva en face d'une apparition noire, une femme vêtue de noir, dont il ne put distinguer les traits d'abord. Il entendit heureusement son compagnon qui disait, en s'inclinant:

      – Contessina, j'ai l'honneur de vous présenter monsieur l'abbé Pierre Froment, arrivé de France ce matin.

      Et il demeura un instant seul avec Benedetta, au milieu de ce salon désert, dans la lueur dormante de deux lampes voilées de dentelle. Mais, à présent, un bruit de voix venait du salon voisin, un grand salon dont la porte, ouverte à deux battants, découpait un carré de clarté plus vive.

      Tout de suite la jeune femme s'était montrée accueillante, avec une parfaite simplicité.

      – Ah! monsieur l'abbé, je sais heureuse de vous voir. J'ai craint que votre indisposition ne fût grave. Vous voilà tout à fait remis, n'est-ce pas?

      Il l'écoutait, séduit par sa voix lente, légèrement grasse, où toute une passion contenue semblait passer dans beaucoup de sage raison. Et il la voyait enfin, avec ses cheveux si lourds et si bruns, sa peau si blanche, d'une blancheur d'ivoire. Elle avait la face ronde, les lèvres un peu fortes, le nez très fin, des traits d'une délicatesse d'enfance. Mais c'étaient surtout les yeux, chez elle, qui vivaient, des yeux immenses, d'une infinie profondeur, où personne n'était certain de lire. Dormait-elle? Rêvait-elle? Cachait-elle la tension ardente des grandes saintes et des grandes amoureuses, sous l'immobilité de son visage? Si blanche, si jeune, si calme, elle avait des mouvements harmonieux, toute une allure très réfléchie, très noble et rythmique. Et, aux oreilles, elle portait deux grosses perles, d'une pureté admirable, des perles qui venaient d'un collier célèbre de sa mère, et que Rome entière connaissait.

      Pierre s'excusa, remercia.

      – Madame, je suis confus, j'aurais voulu dès ce matin vous dire combien j'étais touché de votre bonté trop grande.

      Il avait hésité à l'appeler madame, en se rappelant le motif allégué dans son instance en nullité de mariage. Mais, évidemment, tout le monde l'appelait ainsi. Son visage, d'ailleurs, était resté tranquille et bienveillant, et elle voulut le mettre à son aise.

      – Vous êtes chez vous, monsieur l'abbé. Il suffit que notre parent, monsieur de la Choue, vous aime et s'intéresse à votre œuvre. Vous savez que j'ai pour lui une grande affection…

      Sa voix s'embarrassa un peu, elle venait de comprendre qu'elle devait parler du livre, la seule cause du voyage et de l'hospitalité offerte.

      – Oui, c'est le vicomte qui m'a envoyé votre livre. Je l'ai lu, je l'ai trouvé très beau. Il m'a troublée. Mais je ne suis qu'une ignorante, je n'ai certainement pas tout compris, et il faudra que nous en causions, vous m'expliquerez vos idées, n'est-ce pas, monsieur l'abbé?

      Dans ses grands yeux clairs, qui ne savaient pas mentir, il lut alors la surprise, l'émoi d'une âme d'enfant, mise en présence d'inquiétants problèmes qu'elle n'avait jamais soulevés. Ce n'était donc pas elle qui s'était prise de passion, qui avait voulu l'avoir près d'elle, pour le soutenir, pour être de sa victoire? Il soupçonna de nouveau, et très nettement cette fois, une influence secrète, quelqu'un dont la main menait tout, vers un but ignoré. Mais il était charmé de tant de simplicité et de franchise, chez une créature si belle, si jeune et si noble; et il se donnait à elle, dès ces quelques mots échangés. Il allait lui dire qu'elle pouvait disposer de lui, entièrement, lorsqu'il fut interrompu par l'arrivée d'une autre femme, également vêtue de noir, dont la haute et mince taille se détacha durement dans le cadre lumineux de la porte grande ouverte du salon voisin.

      – Eh bien! Benedetta, as-tu dit à Giacomo de monter voir? Don Vigilio vient de descendre, et il est seul. C'est inconvenant.

      – Mais non, ma tante, monsieur l'abbé est ici.

      Et elle se hâta de les présenter l'un à l'autre.

      – Monsieur l'abbé Pierre Froment… La princesse Boccanera.

      Il y eut des saluts cérémonieux. Elle devait toucher à la soixantaine, et elle se serrait tellement, qu'on l'eût prise, par derrière, pour une jeune femme. C'était d'ailleurs sa coquetterie dernière, les cheveux tout blancs, épais et rudes encore, n'ayant gardé de noirs que les sourcils, dans sa face longue aux larges plis, plantée du grand nez volontaire de la famille. Elle n'avait jamais été belle, et elle était restée fille, blessée mortellement du choix du comte Brandini qui avait voulu Ernesta, sa cadette, résolue dès lors à mettre ses joies dans l'unique satisfaction de l'orgueil héréditaire du nom qu'elle portait. Les Boccanera avaient déjà compté deux papes, et elle espérait bien ne pas mourir avant que son frère le cardinal fût le troisième. Elle s'était faite sa femme de charge secrète, elle ne l'avait pas quitté, veillant sur lui, le conseillant, menant la maison souverainement, accomplissant des miracles pour cacher la ruine lente qui en faisait crouler les plafonds sur leurs têtes. Si, depuis trente ans, elle recevait chaque lundi quelques intimes, tous du Vatican, c'était par haute politique, pour rester le salon du monde noir, une force et une menace.

      Aussi Pierre devina-t-il à son accueil combien peu il pesait devant elle, petit prêtre étranger qui n'était pas même prélat. Et cela l'étonnait encore, posait de nouveau la question obscure: pourquoi l'avait-on invité, que venait-il faire dans ce monde fermé aux humbles? Il la savait d'une austérité de dévotion extrême, il crut finir par comprendre qu'elle le recevait seulement par égard pour le vicomte; car, à son tour, elle ne trouva que cette phrase:

      – Nous sommes si heureuses d'avoir de bonnes nouvelles de monsieur de la Choue! Il y a deux ans, il nous a amené un si beau pèlerinage!

      Elle passa la première, elle introduisit enfin le jeune prêtre dans le salon voisin. C'était une vaste pièce carrée, tendue de vieille brocatelle jaune, à grandes fleurs Louis XIV. Le plafond, très élevé, avait un revêtement merveilleux de bois sculpté et peint, des caissons à rosaces d'or. Mais le mobilier était disparate. De hautes glaces, deux superbes consoles dorées, quelques beaux fauteuils du dix-septième siècle; puis, le reste lamentable, un lourd guéridon empire tombé on ne savait d'où, des choses hétéroclites venues de quelque bazar, des photographies affreuses, traînant sur les marbres précieux des consoles. Il n'y avait là aucun objet d'art intéressant. Aux murs, d'anciens tableaux médiocres; excepté un primitif inconnu et délicieux, une Visitation du quatorzième siècle, la Vierge toute petite, d'une délicatesse pure d'enfant de dix ans, tandis que l'Ange, immense, superbe, l'inondait du flot d'amour éclatant et surhumain; et, en face, un antique portrait de famille, celui d'une jeune fille très belle, coiffée d'un turban, que l'on croyait être le portrait de Cassia Boccanera, l'amoureuse et la justicière, qui s'était jetée au Tibre avec son frère, Ercole, et le cadavre de son amant, Flavio Corradini. Quatre lampes éclairaient, d'une grande lueur calme, la pièce fanée, comme jaunie d'un mélancolique coucher de soleil, grave, vide et nue, sans un bouquet de fleurs.

      Tout de suite, donna Serafina présenta Pierre d'un mot; et, dans le silence, dans l'arrêt brusque des conversations, il sentit les regards qui se fixaient sur lui, comme sur une curiosité promise et attendue. Il y avait là une dizaine de personnes au plus, parmi lesquelles


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