Rome. Emile Zola

Rome - Emile Zola


Скачать книгу
des faunes violentant des femmes, toute une effrénée bacchanale, une de ces scènes d'amour vorace, que la Rome de la décadence mettait sur les tombeaux; et, transformé en auge, ce sarcophage de marbre, effrité, verdi, recevait le mince filet d'eau qui coulait d'un large masque tragique, scellé dans le mur. Sur le Tibre, s'ouvrait anciennement là une sorte de loggia à portique, une terrasse d'où un double escalier descendait au fleuve. Mais les travaux des quais étaient en train d'exhausser les berges, la terrasse se trouvait déjà plus bas que le nouveau sol, parmi des décombres, des pierres de taille abandonnées, au milieu de l'éventrement crayeux et lamentable qui bouleversait le quartier.

      Cette fois, Pierre fut certain d'avoir vu l'ombre d'une jupe. Il retourna dans la cour, il s'y trouva en présence d'une femme qui devait approcher de la cinquantaine, mais sans un cheveu blanc, l'air gai, très vive, dans sa taille un peu courte. Pourtant, à la vue du prêtre, son visage rond, aux petits yeux clairs, avait exprimé comme une méfiance.

      Lui, tout de suite, s'expliqua, en cherchant les quelques mots de son mauvais italien.

      – Madame, je suis l'abbé Pierre Froment…

      Mais elle ne le laissa pas continuer, elle dit en très bon français, avec l'accent un peu gras et traînard de l'Ile-de-France:

      – Ah! monsieur l'abbé, je sais, je sais… Je vous attendais, j'ai des ordres.

      Et, comme il la regardait, ébahi:

      – Moi, je suis Française… Voici vingt-cinq ans que j'habite leur pays, et je n'ai pas encore pu m'y faire, à leur satané charabia!

      Alors, Pierre se souvint que le vicomte Philibert de la Choue lui avait parlé de cette servante, Victorine Bosquet, une Beauceronne, d'Auneau, venue à Rome à vingt-deux ans, avec une maîtresse phtisique, dont la mort brusque l'avait laissée éperdue, comme au milieu d'un pays de sauvages. Aussi s'était-elle donnée corps et âme à la comtesse Ernesta Brandini, une Boccanera, qui venait d'accoucher et qui l'avait ramassée sur le pavé pour en faire la bonne de sa fille Benedetta, avec l'idée qu'elle l'aiderait à apprendre le français. Depuis vingt-cinq ans dans la famille, elle s'était haussée au rôle de gouvernante, tout en restant une illettrée, si dénuée du don des langues, qu'elle n'était parvenue qu'à baragouiner un italien exécrable, pour les besoins du service, dans ses rapports avec les autres domestiques.

      – Et monsieur le vicomte va bien? reprit-elle avec sa familiarité franche. Il est si gentil, il nous fait tant de plaisir, quand il descend ici, à chacun de ses voyages!.. Je sais que la princesse et la contessina ont reçu de lui, hier, une lettre qui vous annonçait.

      C'était, en effet, le vicomte Philibert de la Choue qui avait tout arrangé pour le séjour de Pierre à Rome. De l'antique et vigoureuse race des Boccanera, il ne restait que le cardinal Pio Boccanera, la princesse sa sœur, vieille fille qu'on appelait par respect donna Serafina, puis leur nièce Benedetta, dont la mère, Ernesta, avait suivi au tombeau son mari le comte Brandini, et enfin leur neveu, le prince Dario Boccanera, dont le père, le prince Onofrio Boccanera, était mort, et la mère, une Montefiori, remariée. Par le hasard d'une alliance, le vicomte s'était trouvé petit parent de cette famille: son frère cadet avait épousé une Brandini, la sœur du père de Benedetta; et c'était ainsi, à titre complaisant d'oncle, qu'il avait séjourné plusieurs fois au palais de la rue Giulia, du vivant du comte. Il s'était attaché à la fille de celui-ci, surtout depuis le drame intime d'un fâcheux mariage, qu'elle tâchait de faire annuler. Maintenant qu'elle était revenue près de sa tante Serafina et de son oncle le cardinal, il lui écrivait souvent, il lui envoyait des livres de France. Entre autres, il lui avait donc adressé celui de Pierre, et toute l'histoire était partie de là, des lettres échangées, puis une lettre de Benedetta annonçant que l'œuvre était dénoncée à la congrégation de l'Index, conseillant à l'auteur d'accourir et lui offrant gracieusement l'hospitalité au palais. Le vicomte, aussi étonné que le jeune prêtre, n'avait pas compris; mais il l'avait décidé à partir, par bonne politique, passionné lui-même pour une victoire qu'à l'avance il faisait sienne. Et, dès lors, l'effarement de Pierre se comprenait, tombant dans cette demeure inconnue, engagé dans une aventure héroïque dont les raisons et les conditions lui échappaient.

      Victorine reprit tout d'un coup:

      – Mais je vous laisse là, monsieur l'abbé… Je vais vous conduire dans votre chambre. Où est votre malle?

      Puis, lorsqu'il lui eut montré sa valise, qu'il s'était décidé à poser par terre, en lui expliquant que, pour un séjour de quinze jours, il s'était contenté d'une soutane de rechange, avec un peu de linge, elle sembla très surprise.

      – Quinze jours! vous croyez ne rester que quinze jours? Enfin, vous verrez bien.

      Et, appelant un grand diable de laquais qui avait fini par se montrer:

      – Giacomo, montez ça dans la chambre rouge… Si monsieur l'abbé veut me suivre?

      Pierre venait d'être tout égayé et réconforté par cette rencontre imprévue d'une compatriote, si vive, si bonne femme, au fond de ce sombre palais romain. Maintenant, en traversant la cour, il l'écoutait lui conter que la princesse était sortie, et que la contessina, comme on continuait à appeler Benedetta dans la maison, par tendresse, malgré son mariage, n'avait pas encore paru ce matin-là, un peu souffrante. Mais elle répétait qu'elle avait des ordres.

      L'escalier se trouvait dans un angle de la cour, sous le portique: un escalier monumental, aux marches larges et basses, si douces, qu'un cheval aurait pu les monter aisément, mais aux murs de pierre si nus, aux paliers si vides et si solennels, qu'une mélancolie de mort tombait des hautes voûtes.

      Arrivée au premier étage, Victorine eut un sourire, en remarquant l'émoi de Pierre. Le palais semblait inhabité, pas un bruit ne venait des salles closes. Elle désigna simplement une grande porte de chêne, à droite.

      – Son Éminence occupe ici l'aile sur la cour et sur la rivière, oh! pas le quart de l'étage seulement… On a fermé tous les salons de réception sur la rue. Comment voulez-vous entretenir une pareille halle, et pourquoi faire? Il faudrait du monde.

      Elle continuait de monter de son pas alerte, restée étrangère, trop différente sans doute pour être pénétrée par le milieu; et, au second étage, elle reprit:

      – Tenez! voici, à gauche, l'appartement de donna Serafina et, à droite, voici celui de la contessina. C'est le seul coin de la maison un peu chaud, où l'on se sente vivre… D'ailleurs, c'est lundi aujourd'hui, la princesse reçoit ce soir. Vous verrez ça.

      Puis, ouvrant une porte qui donnait sur un autre escalier, très étroit:

      – Nous autres, nous logeons au troisième… Si monsieur l'abbé veut bien me permettre de passer devant lui?

      Le grand escalier d'honneur s'arrêtait au second; et elle expliqua que le troisième étage était seulement desservi par cet escalier de service, qui descendait à la ruelle longeant le flanc du palais, jusqu'au Tibre. Il y avait là une porte particulière, c'était très commode.

      Enfin, au troisième, elle suivit un corridor, elle montra de nouveau des portes.

      – Voici le logement de don Vigilio, le secrétaire de Son Éminence… Voici le mien… Et voici celui qui va être le vôtre… Chaque fois que monsieur le vicomte vient passer quelques jours à Rome, il n'en veut pas d'autre. Il dit qu'il est plus libre, qu'il sort et qu'il rentre quand il veut. Je vous donnerai, comme à lui, une clef de la porte en bas… Et puis, vous allez voir quelle jolie vue!

      Elle était entrée. Le logement se composait de deux pièces, un salon assez vaste, tapissé d'un papier rouge à grands ramages, et une chambre au papier gris de lin, semé de fleurs bleues décolorées. Mais le salon faisait l'angle du palais, sur la ruelle et sur le Tibre; et elle était allée tout de suite aux deux fenêtres, l'une ouvrant sur les lointains du fleuve, en aval, l'autre donnant en face sur le Transtévère et sur le Janicule, de l'autre côté de l'eau.

      – Ah! oui, c'est très agréable! dit Pierre qui l'avait suivie, debout près d'elle.

      Giacomo, sans se presser, arriva derrière eux,


Скачать книгу