Rome. Emile Zola

Rome - Emile Zola


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le grand muet dont de sourds grondements disaient seuls parfois l'inguérissable misère. On disposait de lui comme d'un enfant, pour son bien; et l'Église aidait vraiment à la civilisation, rendait des services à l'humanité, répandait d'abondantes aumônes. Toujours, le rêve ancien de la communauté chrétienne revenait, au moins dans les couvents: un tiers des richesses amassées pour le culte, un tiers pour les prêtres, un tiers pour les pauvres. N'était-ce pas la vie simplifiée, l'existence rendue possible aux fidèles sans désirs terrestres, en attendant les satisfactions inouïes du ciel? Donnez-nous donc la terre entière, nous ferons ainsi trois parts des biens d'ici-bas, et vous verrez quel âge d'or régnera, au milieu de la résignation et de l'obéissance de tous!

      Mais Pierre montrait ensuite la papauté assaillie par les plus grands dangers, au sortir de sa toute-puissance du moyen âge. La Renaissance faillit l'emporter dans son luxe et son débordement, dans le bouillonnement de sève vivante jaillie de l'éternelle nature, méprisée, laissée pour morte pendant des siècles. Plus menaçants encore étaient les sourds réveils du peuple, du grand muet, dont la langue semblait commencer à se délier. La Réforme avait éclaté comme une protestation de la raison et de la justice, un rappel aux vérités méconnues de l'Évangile; et il fallut, pour sauver Rome d'une disparition totale, la rude défense de l'Inquisition, le lent et obstiné labeur du concile de Trente qui raffermit le dogme et assura le pouvoir temporel. Ce fut alors l'entrée de la papauté dans deux siècles de paix et d'effacement, car les solides monarchies absolues qui s'étaient partagé l'Europe pouvaient se passer d'elle, ne tremblaient plus devant les foudres de l'excommunication devenues innocentes, n'acceptaient plus le pape que comme un maître de cérémonie, chargé de certains rites. Un déséquilibrement s'était produit dans la possession du peuple: si les rois tenaient toujours le peuple de Dieu, le pape devait seulement enregistrer la donation une fois pour toutes, sans avoir à intervenir, quelle que fût l'occasion, dans le gouvernement des États. Jamais Rome n'a été moins près de réaliser son rêve séculaire de domination universelle. Et, quand la Révolution française éclata, on put croire que la proclamation des droits de l'homme allait tuer la papauté, dépositaire du droit divin que Dieu lui avait délégué sur les nations. Aussi quelle inquiétude première, quelle colère, quelle défense désespérée, au Vatican, contre l'idée de liberté, contre ce nouveau credo de la raison libérée et de l'humanité rentrant en possession d'elle-même! C'était le dénouement apparent de la longue lutte entre l'empereur et le pape, pour la possession du peuple: l'empereur disparaissait, et le peuple, libre désormais de disposer de lui, prétendait échapper au pape, solution imprévue où paraissait devoir crouler tout l'antique échafaudage du catholicisme.

      Pierre terminait ici la première partie de son livre, par un rappel du christianisme primitif, en face du catholicisme actuel, qui est le triomphe des riches et des puissants. Cette société romaine que Jésus était venu détruire, au nom des pauvres et des humbles, la Rome catholique ne l'a-t-elle pas rebâtie, à travers les siècles, dans son œuvre politique d'argent et d'orgueil? Et quelle triste ironie, quand on constatait qu'après dix-huit cents ans d'Évangile, le monde s'effondrait de nouveau dans l'agio, les banques véreuses, les désastres financiers, dans cette effroyable injustice de quelques hommes gorgés de richesses, parmi les milliers de leurs frères qui crevaient de faim! Tout le salut des misérables était à recommencer. Mais ces choses terribles, Pierre les disait en des pages si adoucies de charité, si noyées d'espérance, qu'elles y avaient perdu leur danger révolutionnaire. D'ailleurs, nulle part il n'attaquait le dogme. Son livre n'était que le cri d'un apôtre, en sa forme sentimentale de poème, où brûlait l'unique amour du prochain.

      Ensuite, venait la seconde partie de l'œuvre, le présent, l'étude de la société catholique actuelle. Là, Pierre avait fait une peinture affreuse de la misère des pauvres, de cette misère d'une grande ville, qu'il connaissait, dont il saignait pour en avoir touché les plaies empoisonnées. L'injustice ne se pouvait plus tolérer, la charité devenait impuissante, la souffrance était si épouvantable, que tout espoir se mourait au cœur du peuple. Ce qui avait contribué à tuer la foi en lui, n'était-ce pas le spectacle monstrueux de la chrétienté, dont les abominations le corrompaient, l'affolaient de haine et de vengeance? Et tout de suite, après ce tableau d'une civilisation pourrie, en train de crouler, il reprenait l'histoire à la Révolution française, à l'immense espérance que l'idée de liberté avait apportée au monde. En arrivant au pouvoir, la bourgeoisie, le grand parti libéral, s'était chargé de faire enfin le bonheur de tous. Mais le pis est que la liberté, décidément, après un siècle d'expérience, ne semble pas avoir donné aux déshérités plus de bonheur. Dans le domaine politique, une désillusion commence. En tout cas, si le troisième état se déclare satisfait, depuis qu'il règne, le quatrième état, les travailleurs, souffrent toujours et continuent à réclamer leur part. On les a proclamés libres, on leur a octroyé l'égalité politique, et ce ne sont en somme que des cadeaux dérisoires, car ils n'ont, comme jadis, sous leur servitude économique, que la liberté de mourir de faim. Toutes les revendications socialistes sont nées de là, le problème terrifiant dont la solution menace d'emporter la société actuelle, s'est posé dès lors entre le travail et le capital. Quand l'esclavage a disparu du monde antique, pour faire place au salariat, la révolution fut immense; et, certainement, l'idée chrétienne était un des facteurs puissants qui ont détruit l'esclavage. Aujourd'hui qu'il s'agit de remplacer le salariat par autre chose, peut-être par la participation de l'ouvrier aux bénéfices, pourquoi donc le christianisme ne tenterait-il pas d'avoir une action nouvelle? Cet avènement prochain et fatal de la démocratie, c'est une autre phase de l'histoire humaine qui s'ouvre, c'est la société de demain qui se crée. Et Rome ne pouvait se désintéresser, la papauté allait avoir à prendre parti dans la querelle, si elle ne voulait pas disparaître du monde, comme un rouage devenu décidément inutile.

      De là naissait la légitimité du socialisme catholique. Lorsque, de toutes parts, les sectes socialistes se disputaient le bonheur du peuple à coups de solutions, l'Église devait apporter la sienne. Et c'était ici que la Rome nouvelle apparaissait, et que l'évolution s'élargissait, dans un renouveau d'espérance illimitée. Évidemment, l'Église catholique n'avait rien, en son principe, de contraire à une démocratie. Il lui suffirait même de reprendre la tradition évangélique, de redevenir l'Église des humbles et des pauvres, le jour où elle rétablirait l'universelle communauté chrétienne. Elle est d'essence démocratique, et si elle s'est mise avec les riches, avec les puissants, lorsque le christianisme est devenu le catholicisme, elle n'a fait qu'obéir à la nécessité de se défendre pour vivre, en sacrifiant de sa pureté première; de sorte qu'aujourd'hui, si elle abandonnait les classes dirigeantes condamnées, pour retourner au petit peuple des misérables, elle se rapprocherait simplement du Christ, elle se rajeunirait, se purifierait des compromissions politiques qu'elle a dû subir. En tous temps, l'Église, sans renoncer en rien à son absolu, a su plier devant les circonstances: elle réserve sa souveraineté totale, elle tolère simplement ce qu'elle ne peut empêcher, elle attend avec patience, même pendant des siècles, la minute où elle redeviendra la maîtresse du monde. Et, cette fois, la minute n'allait-elle pas sonner, dans la crise qui se préparait? De nouveau, toutes les puissances se disputent la possession du peuple. Depuis que la liberté et l'instruction ont fait de lui une force, un être de conscience et de volonté réclamant sa part, tous les gouvernants veulent le gagner, régner par lui et même avec lui, s'il le faut. Le socialisme, voilà l'avenir, le nouvel instrument de règne; et tous font du socialisme, les rois ébranlés sur leur trône, les chefs bourgeois des républiques inquiètes, les meneurs ambitieux qui rêvent du pouvoir. Tous sont d'accord que l'État capitaliste est un retour au monde païen, au marché d'esclaves, tous parlent de briser l'atroce loi de fer, le travail devenu une marchandise soumise aux lois de l'offre et de la demande, le salaire calculé sur le strict nécessaire dont l'ouvrier a besoin pour ne pas mourir de faim. En bas, les maux grandissent, les travailleurs agonisent de famine et d'exaspération, pendant qu'au-dessus de leurs têtes les discussions continuent, les systèmes se croisent, les bonnes volontés s'épuisent à tenter des remèdes impuissants. C'est le piétinement sur place, l'effarement affolé des grandes catastrophes prochaines. Et, parmi les autres, le socialisme catholique, aussi ardent que le socialisme révolutionnaire, est entré à son tour dans la bataille, en tâchant de vaincre.

      Alors,


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