Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour. Louis Constant Wairy

Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour - Louis Constant Wairy


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d'une voix traînante et lugubre. Rien de plus monotone et de plus triste que ce murmure continuel, ce roulement de voix hurlant toutes sur le même ton, d'autant plus que ceux qui proféraient ces cris, mettaient toute leur science à les rendre aussi effrayans que possible.

      Il était défendu aux femmes non-domiciliées à Boulogne, d'y séjourner sans une autorisation spéciale du ministre de la police. Cette mesure avait été jugée nécessaire, à cause de l'armée. Sans cela, chaque soldat peut-être eût fait venir à Boulogne une femme; et Dieu sait quel désordre il en serait advenu. En général, les étrangers n'étaient reçus dans la ville qu'avec les plus grandes difficultés.

      Malgré toutes ces précautions, il s'introduisait journellement à Boulogne des espions de la flotte anglaise. Lorsqu'ils étaient découverts, il ne leur était point fait de grâce; et pourtant des émissaires qui débarquaient on ne sait où, venaient le soir au spectacle, et poussaient l'imprudence jusqu'à écrire leur opinion sur le compte des acteurs et des actrices qu'ils désignaient par leur nom, et coller ces écrits aux murs du théâtre. Ils bravaient ainsi la police. On trouva un jour sur le rivage deux petits batelets couverts en toile goudronnée, qui servaient probablement à ces messieurs pour leurs excursions clandestines.

      En juin 1804, on arrêta huit Anglais, parfaitement bien vêtus, en bas de soie blancs, etc. Ils avaient sur eux des appareils soufrés, qu'ils destinaient à incendier la flotte. On les fusilla au bout d'une heure, sans autre forme de procès.

      Il y avait aussi des traîtres à Boulogne. Un maître d'école, agent secret des lords Keith et Melvil, fut surpris un matin sur la falaise du camp de droite, faisant avec ses bras des signaux télégraphiques. Arrêté presque au même instant par les factionnaires, il voulut protester de son innocence et tourner la chose en plaisanterie. Mais on visita ses papiers, et l'on y trouva une correspondance avec les Anglais, qui prouvait sa trahison jusqu'à l'évidence. Traduit devant le conseil de guerre, il fut fusillé le lendemain.

      Un soir, entre onze heures et minuit, un brûlot gréé à la française, portant pavillon français, ayant tout-à-fait l'apparence d'une chaloupe canonnière, s'avança vers la ligne d'embossage, et passa. Par une impardonnable négligence, la chaîne du port n'était pas tendue ce soir-là. Ce brûlot fut suivi d'un second qui sauta en l'air en heurtant une chaloupe qu'il fit disparaître avec lui. L'explosion donna l'alarme à toute la flotte: à l'instant des lumières brillèrent partout, et à la faveur de ces lumières, on vit, avec une anxiété inexprimable, le premier brûlot s'avancer entre les jetées. Trois ou quatre morceaux de bois attachés avec des câbles l'arrêtèrent heureusement dans sa marche. Il sauta avec un tel fracas que toutes les vitres des fenêtres furent brisées dans la ville, et qu'un grand nombre d'habitans qui, faute de lits, couchaient sur des tables, furent jetés à terre et réveillés par la chute, sans comprendre de quoi il s'agissait. En dix minutes tout le monde fut sur pied. On croyait les Anglais dans le port. C'était un trouble, un tumulte, des cris à ne pas s'entendre. On fit parcourir la ville par des crieurs précédés de tambours, qui rassurèrent les habitans, en leur disant que le danger était passé.

      Le lendemain, on fit des chansons sur cette alerte nocturne. Elles furent bientôt dans toutes les bouches. J'en ai conservé une que je vais rapporter ici, et qui fut celle que les soldats chantèrent le plus long-temps.

      Depuis long-temps la Bretagne,

      Pour imiter la Montagne,

      Menaçait le continent

      D'un funeste événement,

      Dans les ombres du mystère

      Vingt monstres14 elle enfanta.

      Pitt s'écria: j'en suis père,

      Et personne n'en douta.

      Bientôt dans la nuit profonde,

      Melville15 lance sur l'onde

      Tous ces monstres nouveau-nés,

      Pour Boulogne destinés.

      Lord Keith, en bonne nourrice,

      Dans son sein les tient cachés:

      Le flot lui devient propice,

      Et les enfans sont lâchés.

      Le Français, qui toujours veille,

      Vers le bruit prête l'oreille;

      Mais il ne soupçonnait pas

      Des voisins si scélérats.

      Son étoile tutélaire

      Semble briller à ses yeux:

      Le danger même l'éclaire

      En l'éclairant de ses feux.

      Cette infernale famille

      S'approche de la flottille:

      En expirant elle fait

      Beaucoup de bruit, peu d'effet.

      Les marques qu'elle a laissées

      De sa brillante valeur,

      Sont quelques vitres cassées

      Et la honte de l'auteur.

      Mons Pitt, sur votre rivage

      Vous bravez noire courage,

      Bien convaincu que jamais

      Vous n'y verrez les Français.

      Vous comptez sur la distance,

      Vos vaisseaux et vos bourgeois;

      Mais les soldats de la France

      Vous feront compter deux fois.

      Dans nos chaloupes agiles,

      Les vents, devenus dociles,

      Vous retenant dans vos ports,

      Nous conduiront à vos bords;

      Vous forçant à l'arme égale,

      Vous verrez que nos soldats

      Ont la machine infernale

      Placée au bout de leurs bras.

      Une autre alerte, mais d'un genre tout différent, mit tout Boulogne sens dessus dessous, dans l'automne de 1804. Vers huit heures du soir, le feu prit dans une cheminée sur la droite du port. La clarté de ce feu donnant à travers les mâts de la flottille, effraya le commandant d'un poste qui était du côté oppose. À cette époque, tous les bâtimens étaient chargés de poudre et de munitions. Le pauvre commandant perdit la tête; il s'écria: Mes enfans! le feu est à la flottille! et fit aussitôt battre la générale. Cette effrayante nouvelle se répandit avec la rapidité de l'éclair. En moins d'une demi-heure, plus de soixante mille hommes débouchèrent sur les quais; on sonna le tocsin à toutes les églises, les forts tirèrent le canon d'alarme; et tambours et trompettes se mirent à courir les rues en faisant un vacarme infernal.

      L'empereur était au quartier-général quand ce cri terrible: Le feu est à la flotte, parvint à ses oreilles. «C'est impossible!» s'écria-t il aussitôt. Nous partîmes néanmoins à l'instant même.

      En entrant dans la ville, de quel affreux spectacle je fus témoin! les femmes éplorées tenaient leurs enfans dans leurs bras et couraient comme des folles en poussant des cris de désespoir; les hommes abandonnaient leurs maisons, emportant ce qu'ils avaient de plus précieux, se heurtant, se renversant dans l'obscurité. On entendait partout: «Sauve qui peut! Nous allons sauter! Nous sommes tous perdus!» Et des malédictions, des blasphèmes, des lamentations à faire dresser les cheveux.

      Les aides-de-camp de Sa Majesté, ceux du maréchal Soult, couraient au galop partout où ils pouvaient passer, arrêtant les tambours et leur demandant: «Pourquoi battez-vous la générale? Qui vous a donné l'ordre de battre la générale?—Nous n'en savons rien,» leur répondait-on; et les tambours continuaient de battre, et le tumulte allait toujours croissant, et la foule se précipitait aux portes, frappée d'une terreur qu'un instant de réflexion eût fait évanouir.


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<p>14</p>

On sut depuis qu'il y avait vingt brûlots destinés à détruire la flotille.

<p>15</p>

La croisière anglaise était commandée par lord Melvil et lord Keith.