Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour. Louis Constant Wairy

Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour - Louis Constant Wairy


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on n'aurait pas eu le temps de pousser un cri. Ceux-là faisaient tous leurs efforts pour rassurer la foule alarmée. Madame F...., très-jolie et très-aimable dame, épouse d'un horloger, veillait dans sa cuisine aux préparatifs du souper, lorsqu'un voisin entre tout effaré et lui dit: «Sauvez-vous, madame, vous n'avez pas un moment à perdre!—Qu'est-ce donc?—Le feu est à la flotte.—Ah! bah!—Fuyez donc, madame, fuyez donc! je vous dis que le feu est à la flotte.» Et le voisin prenait madame F.... par le bras et la tirait fortement. Madame F.... tenait dans le moment une poêle dans laquelle cuisaient des beignets. «Prenez donc garde! vous allez me faire brûler ma friture,» dit-elle en riant; et quelques mots moitié sérieux, moitié plaisais, lui suffirent pour rassurer le pauvre diable, qui finit par se moquer de lui-même.

      Enfin, le tumulte s'apaisa: à cette frayeur si grande succéda un calme profond; aucune explosion ne s'était fait entendre. C'était donc une fausse alarme? Chacun rentra chez soi, ne pensant plus à l'incendie, mais agité d'une autre crainte. Les voleurs pouvaient fort bien avoir profité de l'absence des habitans pour piller les maisons.... Par bonheur, aucun accident de ce genre n'avait eu lieu.

      Le lendemain, le pauvre commandant qui avait pris et jeté l'alarme si mal à propos, fut traduit devant le conseil de guerre. Il n'avait pas de mauvaises intentions, mais la loi était formelle. Il fut condamné à mort, mais ses juges le recommandèrent à la clémence de l'empereur, qui lui fit grâce.

      CHAPITRE XVII

      Distribution de croix de la Légion-d'Honneur, au camp de Boulogne.—Le casque de Duguesclin.—Le prince Joseph, colonel.—Fête militaire.—Courses en canots et à cheval.—Jalousie d'un conseil d'officiers supérieurs.—Justice rendue par l'empereur.—Chute malheureuse, suivie d'un triomphe.—La pétition à bout portant.—Le ministre de la marine tombé à l'eau.—Gaîté de l'empereur.—Le général gastronome.—Le bal.—Une boulangère, dansée par l'empereur et madame Bertrand.—Les Boulonnaises au bal.—Les macarons et les ridicules.—La maréchale Soult reine du bal.—La belle suppliante.—Le garde-magasin condamné à mort.—Clémence de l'empereur.

      Beaucoup des braves qui composaient l'armée de Boulogne avaient mérité la croix dans les dernières campagnes. Sa Majesté voulut que cette distribution fût une solennité qui laissât des souvenirs immortels. Elle choisit pour cela le lendemain de sa fête, 16 août 1804. Jamais rien de plus beau ne s'était vu, ne se verra peut-être.

      À six heures du matin, plus de quatre-vingt mille hommes sortirent des quatre camps et s'avancèrent par divisions, tambours et musique en tête, vers la plaine du moulin Hubert, situé sur la falaise au delà du camp de droite. Dans cette plaine, le dos tourné à la mer, se trouvait dressé un échafaudage élevé à quinze pieds environ au dessus du sol. On y montait par trois escaliers, un au milieu et deux latéraux, tous trois couverts de tapis superbes. Sur cet amphithéâtre d'environ quarante pieds carrés, s'élevaient trois estrades. Celle du milieu supportait le fauteuil impérial, décoré de trophées et de drapeaux. L'estrade de gauche était couverte de sièges pour les frères de l'empereur et pour les grands dignitaires. Celle de droite supportait un trépied de forme antique portant un casque, le casque de Duguesclin, je crois, rempli de croix et de rubans; à côté du trépied on avait mis un siège pour l'archi-chancelier.

      À trois cents pas, environ, du trône, le terrain s'élevait en pente douce et presque circulairement; c'est sur cette pente que les troupes se rangèrent en amphitéâtre. À la droite du trône, sur une éminence, étaient jetées soixante ou quatre-vingts tentes, faites avec les pavillons de l'armée navale. Ces tentes, destinées aux dames de la ville, faisaient un effet charmant; elles étaient assez éloignées du trône pour que les spectateurs qui les remplissaient fussent obligés de se servir de lorgnettes. Entre ces tentes et le trône, était une partie de la garde impériale à cheval, rangée en bataille.

      Le temps était magnifique; il n'y avait pas un nuage au ciel: la croisière anglaise avait disparu, et sur la mer on ne voyait que la ligne d'embossage superbement pavoisée.

      À dix heures du matin, une salve d'artillerie annonça le départ de l'empereur. Sa Majesté partit de sa baraque, entourée de plus de quatre-vingts généraux et de deux cents aides-de-camp; toute sa maison le suivait. L'empereur était vêtu de l'uniforme de colonel général de la garde à pied, il arriva au grand galop jusqu'au pied du trône, au milieu des acclamations universelles et du plus épouvantable vacarme que puissent faire tambours, trompettes, canons, battant, sonnant et tonnant ensemble.

      Sa Majesté monta sur le trône, suivie de ses frères et des grands dignitaires. Quand elle se fut assise, tout le monde prit place, et la distribution des croix commença de la manière suivante: un aide-de-camp de l'empereur appelait les militaires désignés, qui venaient un à un, s'arrêtaient au pied du trône, saluaient et montaient l'escalier de droite. Ils étaient reçus par l'archi-chancelier, qui leur délivrait leur brevet. Deux pages, placés entre le trépied et l'empereur, prenaient la décoration dans le casque de Duguesclin et la remettaient à Sa Majesté, qui l'attachait elle-même sur la poitrine du brave. À cet instant, plus de huit cents tambours battaient un roulement, et lorsque le soldat décoré descendait du trône par l'escalier de gauche, en passant devant le brillant état-major de l'empereur, des fanfares exécutées par plus de douze cents musiciens, signalaient le retour du légionnaire à sa compagnie. Il est inutile de dire que le cri de vive l'empereur était répété deux fois à chaque décoration.

      La distribution commencée à dix heures, fut terminée à trois heures environ. Alors on vit les aides-de-camp parcourir les divisions; une salve d'artillerie se fit entendre, et quatre-vingt mille hommes s'avancèrent en colonnes serrées jusqu'à la distance de vingt-cinq ou trente pas du trône. Le silence le plus profond succéda au bruit des tambours, et l'empereur ayant donné ses ordres, les troupes manœuvrèrent pendant une heure environ. Ensuite chaque division défila devant le trône pour retourner au camp, chaque chef inclinant, en passant, la pointe de son épée. On remarqua le prince Joseph, tout nouvellement nommé colonel du quatrième régiment de ligne, lequel fit en passant à son frère un salut plus gracieux que militaire. L'empereur renfonça d'un froncement de sourcils les observations tant soit peu critiques que ses anciens compagnons d'armes semblaient prêts à se permettre à ce sujet. Sauf ce petit mouvement, jamais le visage de Sa Majesté n'avait été plus radieux.

      Au moment où les troupes défilaient, le vent, qui depuis deux ou trois heures soufflait avec violence, devint terrible. Un officier d'ordonnance accourut dire à Sa Majesté que quatre ou cinq canonnières venaient de faire côte. Aussitôt l'empereur quitta la plaine au galop, suivi de quelques maréchaux, et alla se poster sur la plage. L'équipage des canonnières fut sauvé, et l'empereur retourna au Pont de Briques.

      Cette grande armée ne put regagner ses cantonnemens avant huit heures du soir.

      Le lendemain, le camp de gauche donna une fête militaire, à laquelle l'empereur assista.

      Dès le matin, des canots montés sur des roulettes, couraient à pleines voiles dans les rues du camp, poussés par un vent favorable. Des officiers s'amusaient à courir après, au galop, et rarement ils les atteignaient. Cet exercice dura une heure ou deux; mais le vent ayant changé, les canots chavirèrent au milieu des éclats de rire.

      Il y eut ensuite une course à cheval. Le prix était de douze cents francs. Un lieutenant de dragons, fort estimé dans sa compagnie, demanda en grâce à concourir. Mais le fier conseil des officiers supérieurs refusa de l'admettre, sous prétexte qu'il n'était point d'un grade assez élevé, mais en réalité, parce qu'il passait pour un cavalier d'un talent prodigieux. Piqué au vif de ce refus injuste, le lieutenant de dragons s'adressa à l'empereur, qui lui permit de courir avec les autres, après avoir pris des informations qui lui apprirent que ce brave officier nourrissait à lui seul une nombreuse famille, et que sa conduite était irréprochable.

      Au signal donné, les coureurs partirent. Le lieutenant de dragons ne tarda pas à dépasser ses antagonistes; il allait toucher le but, lorsque par un malencontreux hasard, un chien caniche vint se jeter étourdiment dans les jambes de son cheval qui s'abattit. Un aide-de-camp, qui venait immédiatement après lui, fut proclamé vainqueur. Le lieutenant


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