Leçons d'histoire. Constantin-François Volney

Leçons d'histoire - Constantin-François Volney


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et dans ces aventures et dans les histoires personnelles, nous préférions ordinairement celles des guerriers à grands mouvements, à la vie paisible des législateurs et des philosophes, ce qui m'amène à deux réflexions: l'une, que l'étude de l'histoire ne devient que très-tardivement utile aux jeunes gens à qui elle offre peu de points de contact; l'autre, que ne les touchant que par le côté moral, et surtout par celui des passions, il serait dangereux de les y livrer d'eux-mêmes et sans guide. L'on ne peut leur mettre en main que des histoires préparées ou choisies dans une intention: or, en un tel cas, est-ce bien l'histoire que l'on enseigne? sont-ce les faits tels qu'ils sont qu'on leur montre, ou n'est-ce pas plutôt les faits tels qu'on les voit, tels qu'on les veut faire voir16? Et alors n'est-ce pas un roman et un mode d'éducation? Sans doute, et le l'ai déja dit, ce mode a des avantages, mais il peut avoir des inconvénients; car, de même que nos ancêtres du moyen âge se sont trompés en adoptant une morale qui contrarie tous les penchants de la nature au lieu de les diriger, de même il est à craindre que l'âge présent ne se trompe aussi en en prenant une qui ne tend qu'à exalter les passions au lieu de les modérer; de manière que, passant d'un excès à l'autre, d'une crédulité aveugle à une incrédulité farouche, d'une apathie misanthropique à une cupidité dévorante, d'une patience servile à un orgueil oppresseur et insociable, nous n'aurions fait que changer de fanatisme, et quittant celui des Goths du neuvième siècle, nous retournerions à celui des enfants d'Odin, les Francs et les Celtes, nos premiers aïeux; et tels seraient les effets de cette moderne doctrine, qui ne tend qu'à exalter les courages, qu'à les pousser au delà du but de défense et de conservation qu'indique la nature; qui ne prêche que mœurs et vertus guerrières, comme si l'idée de la vertu, dont l'essence est de conserver, pouvait s'allier à l'idée de la guerre dont essence est de détruire; qui appelle patriotisme une haine farouche de toute autre nation, comme si l'amour exclusif des siens n'était pas la vertu spéciale des loups et des tigres; comme si dans la société générale du genre humain il y avait une autre justice, d'autres vertus pour les peuples que pour les individus; comme si un peuple guerrier et conquérant différait d'un individu perturbateur et méchant, qui s'empare du bien de son voisin, parce qu'il est le plus fort; une doctrine enfin qui ne tend qu'à ramener l'Europe aux siècles et aux mœurs féroces des Cimbres et des Teutons; et cette doctrine est d'autant plus dangereuse que l'esprit de la jeunesse, ami du mouvement et porté à l'enthousiasme militaire, adopte avidement ses préceptes. Instituteurs de la nation, pesez bien un fait qui est sous vos yeux: si vous, si la génération actuelle élevée dans des mœurs douces, et qui, pour hochets de son enfance, ne connut que les poupées et les petites chapelles; si cette génération a pris en si peu de temps un tel essor de mœurs sanguinaires17, que sera-ce de celle qui s'élève dans la rapine et le carnage, et qui fait les jeux de son bas âge, des horreurs que nous inventons? Encore un pas, et l'on ressuscitera parmi nous les étranges effets de frénésie que la doctrine d'Odin produisit jadis en Europe, et dont, au dixième siècle, l'école danoise du gouverneur de Jomsbourg offrit un exemple digne d'être cité; je le tire de l'un des meilleurs ouvrages de ce siècle, l'histoire de Danemarck, par le professeur Mallet. Après avoir parlé, dans son introduction, liv. 4, de la passion que les Scandinaves, comme tous les Celtes, avaient pour la guerre; après en avoir montré la cause dans leurs lois, dans leur éducation et dans leur religion, il raconte le fait suivant:

      L'histoire nous apprend que Harald, roi de Danemarck, qui vivait dans le milieu du dixième siècle, avait fondé sur la côte de Poméranie une ville nommée Julin, ou Jomsbourg; qu'il y avait envoyé une colonie de jeunes Danois, et en avait donne le gouvernement à un nommé Palnatocko. Ce nouveau Lycurgue avait fait de sa ville une seconde Lacédémone; tout y était uniquement dirigé vers le but de former des soldats; il avait défendu, dit l'auteur de l'histoire de cette colonie, d'y prononcer seulement le nom de la peur, même dans les dangers les plus imminents. Jamais un citoyen de Julin ne devait céder au nombre, quelque grand qu'il fût, mais se battre intrépidement, sans prendre la fuite, même devant une multitude très-supérieure; la vue d'une mort présente n'eût pas même été une excuse pour lui. Il paraît que ce législateur parvint en effet à détruire dans le plus grand nombre de ses élèves jusqu'au dernier reste de ce sentiment si profond et si naturel, qui nous fait redouter notre destruction: rien ne le prouve mieux qu'un trait de leur histoire qui mérite d'avoir place ici par sa singularité.

      Quelques-uns d'entre eux, ayant fait une irruption dans les états d'un puissant seigneur norvégien, nommé Haquin, furent vaincus, malgré l'opiniâtreté de leur résistance; et les plus distingués, ayant été faits prisonniers, les vainqueurs les condamnèrent à mort, conformément à l'usage du temps; cette nouvelle au lieu de les affliger, fut pour eux un sujet de joie; le premier se contenta de dire, sans changer de visage, et sans donner le moindre signe d'effroi: Pourquoi ne m'arriverait-il pas la même chose qu'à mon père? il est mort, et je mourrai. Un guerrier, nommé Torchill, qui leur tranchait la tête, ayant demandé au second ce qu'il pensait, il répondit qu'il se souvenait trop bien des lois de Julin, pour prononcer quelque parole qui marquât la peur. A la même question, le troisième répondit qu'il se réjouissait de mourir avec sa gloire, et qu'il la préférait à une vie infâme comme celle de Torchill. Le quatrième fit une réponse plus longue et plus singulière: «Je souffre, dit-il, la mort de bon cœur, et cette heure m'est agréable; je te prie seulement, ajouta-t-il en s'adressant à Torchill, de me trancher la tête le plus prestement qu'il sera possible, car c'est une question que nous avons souvent agitée à Julin, de savoir si l'on conserve quelque sentiment après avoir été décapité; c'est pourquoi je vais prendre ce couteau d'une main, et si, après avoir été décapité, je le porte contre toi, ce sera une marque que je n'ai pas entièrement perdu le sentiment; si je le laisse tomber, ce sera une preuve du contraire; hâte-toi de décider cette question.» Torchill, ajoute l'historien, se hâta de lui trancher la tête, et le couteau tomba18. Le cinquième montra la même tranquillité, et mourut en raillant ses ennemis. Le sixième recommanda à Torchill de le frapper au visage: «Je me tiendrai, dit-il, immobile, tu observeras si je ferme seulement les yeux; car nous sommes habitués à Jomsbourg à ne pas remuer, même quand on nous donne le coup de la mort; nous nous sommes exercés à cela les uns les autres.» Il mourut en tenant sa promesse, et en présence de tous les spectateurs. Le septième était, dit l'historien, un jeune homme d'une grande beauté, et à la fleur de l'âge; sa longue chevelure blonde semblait de soie, et flottait en bouclés sur ses épaules: Torchill lui ayant demandé s'il redoutait la mort: «Je la reçois volontiers, dit-il, puisque j'ai rempli le plus grand devoir de la vie, et que j'ai vu mourir tous ceux à qui je ne puis survivre; je te prie seulement qu'aucun esclave ne touche mes cheveux, et que mon sang ne les salisse point.»

      Ce trait vous prouve quelle est là puissance des préceptes de l'éducation, dans un genre même aussi contraire à la nature; et il peut en même temps prouver l'abus qu'il serait possible de faire de l'histoire, puisqu'un tel exemple, il y a plusieurs mois19, n'eut pas manqué de servir à autoriser le fanatisme; et tel est le danger qu'en effet je trouve à l'histoire, d'offrir presque éternellement des scènes de folie, de vice et de crime, et par conséquent des modèles et des encouragements aux écarts les plus monstrueux.

      En vain dira-t-on que les maux qui en résultent suffisent pour en détourner. Il est en morale une vérité profonde à laquelle on ne fait point assez d'attention; c'est que le spectacle du désordre et du vice laisse toujours de dangereuses impressions; qu'il sert moins à en détourner, qu'à y accoutumer par la vue, et à y enhardir par l'excuse que fournit l'exemple. C'est le même mécanisme physique qui fait qu'un récit obscène jette le trouble dans l'ame la plus chaste, et que le meilleur moyen de maintenir la vertu, c'est de ne pas lui présenter les images du vice20.

      Dans le genre dont je parle, je dirai volontiers que les meilleurs ouvrages sont les moins mauvais, et que le parti le plus sage serait d'attendre que les jeunes gens eussent déjà un jugement à eux, et libre de l'influence magistrale;


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<p>16</p>

Et en général, toute l'histoire n'est-elle pas les faits tels que les a vus le narrateur, et n'est-ce pas le cas d'appliquer ce mot de Fontenelle: L'histoire est le roman de l'esprit humain, et les romans sont l'histoire du cœur?

<p>17</p>

Lorsque j'écrivais ceci, en ventôse de l'an 3, je venais de traverser la France depuis Nice, et j'avais vu très-fréquemment les enfants lanternant les chats, guillotinant les volailles et imitant les tribunaux révolutionnaires.

<p>18</p>

Ces paroles manquent dans l'édition in-12, qui est pleine de fautes.

<p>19</p>

Avant thermidor de l'an 2.

<p>20</p>

Les prêtres l'ont si bien senti, que, par une contradiction digne de leur système, ils ont toujours interdit à la jeunesse, et en général au peuple, la lecture des Bibles pleines de récits grossiers et atroces, et pourtant dictés par le Saint-Esprit.