Leçons d'histoire. Constantin-François Volney

Leçons d'histoire - Constantin-François Volney


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un plan d'études en ce genre, après avoir requis ces conditions, voici la marche qui me paraîtrait la plus convenable.

      D'abord, j'exigerais que mes élèves eussent des notions préliminaires dans les sciences exactes, telles que les mathématiques, la physique, l'état du ciel et du globe terrestre, c'est-à-dire qu'ils eussent l'esprit muni de moyens et de termes de comparaison, pour juger des faits qui leur seraient racontés: j'ai dit l'état du ciel et du globe terrestre, parce que, sans quelques idées d'astronomie, l'on ne conçoit rien en géographie, et que sans un aperçu de géographie, l'on ne sait où placer les scènes de l'histoire, qui flottent dans l'esprit comme les nuages dans l'air. Je ne trouverais point nécessaire que mes élèves eussent approfondi les détails de ces deux sciences: l'histoire les leur fournira; et je ne demanderais point qu'ils fussent exempts de préjugés, soit en morale, soit en idées religieuses; il suffirait qu'ils ne fussent entêtés de rien; qu'ils eussent l'esprit ouvert à l'observation; et je ne doute pas que le spectacle varié de tous les contrastes de l'histoire ne redressât leurs idées en les étendant. C'est pour ne connaître que soi et les siens, qu'on est opiniâtre; c'est pour n'avoir vu que son clocher, qu'on est intolérant, parce que l'opiniâtreté et l'intolérance ne sont que les fruits d'un égoïsme ignorant; et que quand on a vu beaucoup d'hommes, quand on a comparé beaucoup d'opinions, l'on s'aperçoit que chaque homme a son prix, que chaque opinion a ses raisons, et l'on émousse les angles tranchants d'une vanité neuve pour rouler doucement dans le torrent de la société; ce fruit de sagesse et d'utilité que l'on recueille des voyages, l'histoire le procure aussi; car l'histoire est un voyage qui se fait avec cet agrément, que sans péril ni fatigue, et sans changer de place, on parcourt l'univers des temps et des lieux. Or, de même qu'un voyageur ne commence pas par s'aller placer en ballon dans les terres australes, ni dans les pays inaccessibles et inconnus, pour prendre de là sa course vers la terre habitée; de même, si j'en suis cru de mes élèves en histoire, ils ne se jetteront point d'abord dans la nuit de l'antiquité ni dans les siècles incommensurables, pour de là tomber, sans savoir comment, dans des âges contigus au nôtre, qui n'ont aucune ressemblance avec les premiers: ils éviteront donc tous ces livres d'histoire qui d'un seul bond vous transportent à l'origine du monde, qui vous en calculent l'époque comme du jour d'hier, et qui vous déclarent que là il n'y a point à raisonner, et que là il faut croire sans contester. Or, comme les contestations sont une mauvaise chose, et que cependant le raisonnement est une boussole que l'on ne peut quitter, il faut laisser ces habitants des antipodes dans leur pôle austral; et imitant les navigateurs prudents, partir d'abord de chez nous, voguer terre à terre, et n'avancer qu'à mesure que le pays nous devient connu. Je serais donc d'avis que l'on étudiât d'abord l'histoire du pays où l'on est né, où l'on doit vivre, et où l'on peut acquérir la preuve matérielle de faits, et voir les objets de comparaison. Et cependant je ne prétendrais pas blâmer une méthode qui commencerait par un pays étranger, car cet aspect d'un ordre de choses, de coutumes, de mœurs qui ne sont pas les nôtres, a un effet puissant pour rompre le cours de nos préjugés, et pour nous faire voir nous-mêmes sous un jour nouveau, qui produit en nous le désintéressement et l'impartialité: l'unique condition que je tienne pour indispensable, est que ce soit une histoire de temps et de pays bien connus, et possible à vérifier. Que ce soit l'histoire d'Espagne, d'Angleterre, de Turkie ou de Perse, tout est égal, avec cette seule différence qu'il paraît que jusqu'ici nos meilleures histoires ont été faites sur des pays d'Europe, parce que ce sont eux que nous connaissons le mieux. D'abords nos élèves prendraient une idée générale d'un pays et d'une nation donnés, dans l'écrivain le plus estimé qui en a traité. Par-là, ils acquerraient une première échelle de temps, à laquelle tout viendrait, et tout devrait se rapporter. S'ils voulaient approfondir les détails, ils auraient déja trouvé dans ce premier ouvrage l'indication des originaux, et ils pourraient les consulter et les compulser: ils le devraient même sur les articles où leur auteur aurait témoigné de l'incertitude et de l'embarras. D'une première nation, ou d'une première période connues, ils passeraient à une voisine qui les aurait plus intéressés, qui aurait le plus de connexion avec des points nécessaires à éclaircir ou à développer. Ainsi de proche en proche, ils prendraient une connaissance suffisante de l'Europe, de l'Asie, de l'Afrique et du Nouveau-Monde; car, suivant toujours mon principe de ne procéder que du connu à l'inconnu, et du voisin à l'éloigné, je ne voudrais pas qu'ils remontassent dans les temps reculés, avant d'avoir une idée complète de l'état présent; cette idée acquise, nous nous embarquerions pour l'antiquité, mais avec prudence, et gagnant d'échelle en échelle, de peur de nous perdre sur une mer privée de rivages et d'étoiles arrivés aux confins extrêmes des temps historiques, et là trouvant quelques époques certaines, nous nous y placerions comme sur des promontoires, et nous tâcherions d'apercevoir, dans l'océan ténébreux de l'antiquité, quelques-uns de ces point saillants, qui, tels que des îles, surnagent aux flots des événements. Sans quitter terre, nous essayerions de connaître par divers rapports, comme par des triangles, la distance de quelques-uns; et elle deviendrait pour nous une base chronologique qui servirait à mesurer la distance des autres. Tant que nous verrions de tels points certains, et que nous pourrions en mesurer l'intervalle, nous avancerions, le fil à la main; mais alors que nous ne verrions plus que des brouillards et des nuages, et que les faiseurs de cosmogonies et de mythologies viendraient pour nous conduire aux pays des prodiges et des fées, nous retournerions sur nos pas; car ordinairement ces guides imposent pour condition de mettre un bandeau sur les yeux, et alors on ne sait où l'on va; de plus ils se disputent entre eux à qui vous aura, et il faut éviter les querelles: ce serait payer trop cher un peu de science, que de l'acheter au prix de la paix. A la vérité, mes élèves reviendraient l'esprit plein de doutes sur la chronologie des Assyriens et des Égyptiens; ils ne seraient pas sûrs de savoir, à 100 ans près, l'époque de la guerre de Troie, et seraient même très-portés à douter, et de l'existence humaine de tous les demi-dieux, et du déluge de Deucalion, et du vaisseau des Argonautes, et des 115 ans de règne de Fohi le Chinois, et de tous les prodiges indiens, chaldéens, arabes, plus ressemblants aux Mille et une Nuits qu'à l'histoire; mais pour se consoler, ils auraient acquis des idées saines sur une période d'environ 3,000 ans, qui est tout ce que nous connaissons de véritablement historique; et en compulsant leurs notes et tous les extraits de lecture qu'ils auraient soigneusement faits, ils auraient acquis les moyens de retirer de l'histoire toute l'unité dont elle est susceptible.

      Je sens que l'on me dira qu'un tel plan d'études exige des années pour son exécution, et qu'il est capable d'absorber le temps et les facultés d'un individu; que par conséquent il ne peut convenir qu'à un petit nombre d'hommes, qui soit par leurs moyens personnels, soit par ceux que leur fournirait la société, pourraient y consacrer tout leur temps et toutes leurs facultés. Je conviens de la vérité de cette observation, et j'en conviens d'autant plus aisément qu'elle est mon propre résultat. Plus je considère la nature de l'histoire, moins je la trouve propre à devenir le sujet d'études vulgaires et répandues dans toutes les classes. Je conçois comment et pourquoi tous les citoyens doivent être instruits dans l'art de lire, d'écrire, de compter, de dessiner; comment et pourquoi l'on doit leur donner des notions des mathématiques, qui calculent les corps; de la géométrie, qui les mesure; de la physique, qui rend sensibles leurs qualités; de la médecine élémentaire, qui nous apprend à conduire notre propre machine, à maintenir notre santé; de la géographie même, qui nous fait connaître le coin de l'univers où nous sommes placés, où il nous faut vivre. Dans toutes ces notions, je vois bien des besoins usuels, pratiques, communs à tous les temps de la vie, à tous les instants du jour, à tous les états de la société; j'y vois des objets d'autant plus utiles, que sans cesse présents à l'homme, sans cesse agissants sur lui, il ne peut ni se soustraire à leurs lois par sa volonté, ni éluder leur puissance par des raisonnements et par des sophismes: le fait est là; il est sous son doigt, il le touche, il ne peut le nier; mais dans l'histoire, dans ce tableau fantastique de faits évanouis dont il ne reste que l'ombre, quelle est la nécessité de connaître ces formes fugaces, qui ont péri, qui ne renaîtront plus? Qu'importe au laboureur, à l'artisan, au marchand, au négociant, qu'il ait existé un Alexandre, un Attila, un Tamerlan, un empire d'Assyrie, un royaume de Bactriane, une république de Carthage, de Sparte ou de Rome? Qu'ont de commun ces fantômes avec son existence? qu'ajoutent-ils de nécessaire à sa conduite, d'utile à son bonheur? En serait-il moins sain, moins content, pour ignorer


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