La Pire Espèce. Chiara Zaccardi

La Pire Espèce - Chiara Zaccardi


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le lever du rideau. Le glissement des corps le long des marches, les traces de sang rouge vif qui les suivent jusque dehors, qui tâchent et illuminent la terre, sont le refrain. La chaussure abandonnée, sauvée à l’approche de la mort, est la pause qui précède l’entrée de la star.

      Il laisse en suspens ses métaphores pour se retourner : il a entendu une fausse note. Il attend patiemment. Il se met à renifler l’air. Il se détend à nouveau. C’est le vent qui se lève.

      Un poète qualifierait le paysage alentour de terre désolée, un lieu primitif où il est possible d’atteindre le génie immortel, ou une folie exaltante.

      C’est drôle comme les deux qualités vont souvent de pair.

      Depuis la radio, le rythme des instruments change, en même temps que les mouvements de ses bras. Il dépose au sol les deux victimes et soulève la pelle : il avait choisi l’emplacement avant même d’entrer.

      La tombe doit être fonctionnelle et édifiante.

      Il ne se donnera même pas la peine de creuser profondément. Sa mission est d’éliminer, non de cacher. Il ne fait aucune différence, ceux-là sont deux vieux, et de toute façon leurs corps auraient pourri.

      Il atteint la juste, faible profondeur.

      Il balance le premier tas de chair, la femme. Il répète l’opération avec le deuxième.

      Puis, son attention se concentre vers un détail qui faillit lui faire perdre le contrôle.

      La paupière gauche de l’homme cligne.

      De façon non volontaire, mais c’est quand même un détail. Une petite tâche. Une erreur.

      Les fonctions vitales doivent être réduites à zéro. Tout doit être parfait.

      Cet inconvenant réflexe nerveux représente une imprécision qui doit être corrigée.

      Ce n’est que le début et ce n’est pas bon signe.

      Il doit rester calme. Il se concentre sur la musique.

      Il respire profondément.

      Puis, il envoie la pelle pile entre les deux yeux de cet enfoiré.

      Les globes oculaires et l’os du nez sont réduits en miettes.

      Le visage du vieux semble se diviser en deux, dessinant un sourire inversé qui contraste avec la bouche fendue.

      Maintenant, ça va mieux.

      Il sourit à son tour.

      Il récupère sa lucidité et recouvre le carré de terre.

      La première partie de la journée, et du programme, est terminée.

      Pas le temps de se féliciter, il veut passer tout de suite à la deuxième phase, qui consiste en une restructuration méticuleuse. Peu excitant, très utile. Le travail manuel et le dur labeur ne lui font pas peur, il s’agit pour lui d’un procédé réfléchi.

      Il retourne à la camionnette. Il ouvre la porte arrière.

      Il réfléchit aux vidéos qu’il a visionnées, il réfléchit à la stupide soif de gloire due aux nouvelles technologies, il réfléchit à la superficialité, au manque de personnalité et d’inventivité des dernières générations.

      À chaque pensée correspond un son.

      Non plus seulement celui de la radio, qu’il baisse pour écouter ce qu’il y a de mieux : le bourdonnement pénétrant et rassurant d’une perceuse, le battement d’un marteau, le bruit d’un meuble inutile que l’on brise, le cliquetis métallique.

      Il aime ses outils d’un amour fraternel. Virils. Puissants. Façonnés dans un but précis.

      Ils lui ressemblent.

      Il a déjà apporté à l’intérieur les meilleurs et les a placés bien en évidence, en ligne tels des enfants endormis la nuit de Noël. En attente de la fête.

      Bientôt, tout commencera.

      CLAIRE

      LUNDI 11 MARS

      Claire Davidson s’ennuie à mort. À l’extérieur de sa chambre, le soleil resplendit, et la tiédeur de ce début d’après-midi lui donne envie de sortir et de faire un saut à la plage pour admirer le scintillement des rayons du soleil sur l’eau, et se baigner sans penser à rien. Elle compte les livres sur le bureau : biologie, algèbre, économie et le texte d’Hamlet. Ils attendent tous d’être lus, étudiés, appris. Elle doit réfréner l’envie de les prendre et de les jeter par le balcon.

      « Je le ferai après le diplôme, je le jure » pense-t-elle, tout en mordillant son crayon. « Je les détruirai, je les brûlerai et je hurlerai de bonheur en pensant à ma liberté, telle une sorcière possédée après un sabbat orgiaque » .

      Elle ne sait pas si elle ira à l’université. Pour ses parents, au vu de ses notes, cela semble évident, mais c’est uniquement parce qu’elle ne leur a pas encore avoué combien elle s’est lassée de l’école et de sa situation.

      Sa situation est qu’elle ne sait pas ce qu’elle veut.

      Elle ne sait rien.

      Depuis ses cinq ans, elle a toujours fait en sorte de satisfaire maman et papa, d’aider ses frères et soeurs, de garder la maison en ordre, d’être la gentille fille. Une cohabitation sereine avec six personnes n’admet aucun écart. Mais aussi nombreuse soit-elle, sa respectueuse et ennuyeuse famille commence désormais à ne plus lui suffire.

      Premièrement, partager la chambre avec Milly et Sophie pouvait convenir il y a quelques années, quand la différence d’âge se ressentait moins, mais maintenant non, car avec quatre et six ans de moins, ses soeurs se sont transformées en furies exaspérantes, ce qui fait qu’elle ne peut jamais avoir un peu de paix et d’intimité. Et, à l’extérieur de sa chambre, ce n’est pas mieux : son frère, Cody, à quinze ans est en pleine puberté et, en plus de me torturer avec toutes sortes de farces idiotes, il harcèle mes amies qui viennent me voir.

      Le seul qui s’en sorte, Adam, est entré à l’université, alors ses parents ne font que continuellement lui répéter de prendre exemple sur lui.

      Souvent, elle a l’impression d’étouffer. Elle a une envie folle de fuir et de ne plus jamais revenir dans cet appartement oppressant.

      L’université. La belle affaire. Adam a toujours voulu être archéologue depuis qu’il a été fasciné par Indiana Jones. La puissance du cinéma. Elle a vu, elle aussi, Indiana Jones et un tas d’autres films d’aventure, et pourtant elle n’a jamais rien trouvé qui l’enthousiasme. Elle n’a pas la moindre idée de ce qu’elle veut faire de sa vie, et cette incertitude la rend malheureuse.

      Elle a essayé de suivre certains des cours facultatifs de l’école, pour s’intéresser à quelque chose et “ s’ouvrir les portes du futur ”, comme le dit sa mère. Eh bien, ça a été un désastre. Un vrai désastre. Elle a échoué à l’audition pour entrer chez les pom-pom girls, et cette garce de Melissa Boots, chef des pom-pom girls, s’est moquée d’elle pendant des mois ; elle a tenté avec le mini-foot féminin, mais après s’être foulé une cheville, son esprit sportif l’a laissée tomber. Même chose pour la danse, où elle est nulle, et pour le club de jeu de dames, qui n’avait pour autre effet que de l’endormir. Finalement, découragée, elle a passé l’audition pour le club de théâtre, sans grand espoir, et aussi incroyable que cela puisse paraître, elle a été sélectionnée pour le spectacle de milieu d’année.

      « Enfin un résultat positif ! » a-t-elle pensé, naïvement, comme si c’était la réponse à tous ces doutes. En effet, elle a découvert qu’elle était plutôt douée pour jouer la comédie. Mais malheureusement, elle déteste la routine théâtrale. Les répétitions sont épuisantes et pleines de temps morts ; les textes manquent d’originalité


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