Le Royaume des Dragons. Морган Райс
auraient bien voulu venir, deux d'entre elles du moins. Erin, la benjamine, aurait adoré partir à l'aventure. Nerra aurait certainement voulu voir cette étrange créature, aurait certainement pleuré devant sa dépouille. Godwin sourit en songeant à sa gentillesse légendaire, son sourire s'évanouit au souvenir de sa toux persistante, sa maladie l'obligeait à garder la chambre. Lenore aurait probablement préféré rester au château mais s'affairait aux préparatifs du mariage.
Godwin et Rodry n'étaient pas seuls, toutefois. Une demi-douzaine des membres du cercle des Chevaliers d'Argent les accompagnait, Lars et Borus, Halfin et Twell, Ursus et Jorin, tous fidèles serviteurs de Godwin, pour certains depuis des décennies - le fleuve miroitant faisait étinceler les armoiries de leurs armures - sans compter les villageois qui avaient découvert la créature, et, juché sur un cheval malingre, la silhouette du sorcier drapé dans sa robe.
“Grey,” lança le roi Godwin en faisant signe à l'homme d'avancer.
Maître Grey s'approcha doucement en prenant appui sur sa canne.
En d'autres circonstances, le roi Godwin se serait gaussé du contraste. Grey était mince, cheveux rasés, d'une pâleur de cire, affublé d'une robe blanc et or. Godwin était plus grand et massif, son armure et sa grosse barbe lui conféraient un air de puissance, ses cheveux noirs lui tombaient aux épaules.
“Vous oseriez les traiter de menteurs ?” cingla le roi Godwin en indiquant les villageois d'un mouvement de tête.
Godwin savait que les hommes avaient peur, ils agitaient des ossements de vaches, harnachés dans leurs armures de cuir, mais son mage éluda la question. Grey secoua ostensiblement la tête et le regarda droit dans les yeux.
Un frisson parcourut Godwin. La bête était bien réelle, il ne s'agissait pas d'une plaisanterie dans le but de gagner leurs faveurs ou leur soutirer de l'argent.
Il se trouvait devant un vrai dragon.
Un sang rouge teintait ses écailles couleur de rouille. Ses dents semblables à de l'ivoire, aiguisées comme des rasoirs, faisaient la taille d'un homme. Ses ailes gigantesques bizarrement déployées, immenses et comparables à celle d'une chauve-souris, paraissaient bien petites, pour permettre à pareille créature de s'élever. Le corps de la bête gisait au sol, recroquevillé, aussi long que douze chevaux en file indienne, assez large pour que Godwin fasse figure d'un vulgaire jouet à ses côtés.
“C'est la première fois que j'en vois un,” avoua le roi Godwin, en touchant la forme écailleuse. Il s'attendait presque à sentir de la chaleur mais la rigor mortis s'était déjà emparée de l'animal.
“Rares ceux qui en ont vu,” répondit Grey. La voix de Godwin était grave et sonore, celle de Grey réduite à un simple murmure.
Le roi acquiesça. Le sorcier n'allait évidemment pas lui confier tous ses secrets, non pas que cette idée le rassure. Voir un dragon, mort de surcroît …
“Que savons-nous à son sujet ?” demanda le roi. Il l'examina de tout son long, poursuivant son inspection jusqu'à l'interminable queue.
“Une femelle,” annonça le sorcier, “rouge—qui plus est.”
Il ne lui expliqua bien évidemment pas ce que cela impliquait. Le sorcier en fit le tour, songeur. Il regardait de temps à autre derrière lui, perdu dans ses pensées. “De quoi est-il mort ?” demanda Godwin. Il avait mené de nombreuses batailles mais se demandait quelle arme avait pu venir à bout d'une bête pareille, il n'apercevait aucune trace de cicatrice ou de coup d'épée dans la créature.
“De vieillesse … peut-être.”
Godwin soutint son regard.
“Je les croyais immortels,” rétorqua Godwin. Ce n'était plus le roi mais l'enfant qui s'adressait à Grey, il se revoyait des années en arrière, alors qu'il quémandait aide et savoir auprès de lui. Le sorcier lui paraissait déjà très âgé à l'époque.
“Ils ne sont pas éternels mais vivent mille ans tout au plus, à condition d'être nés sous la lune du dragon,” répondit Grey, comme s'il énonçait une vérité absolue.
“Mille ans est déjà bien assez long pour qu'on puisse en voir un mort,” répondit Godwin. “Je n'aime pas ça du tout. C'est de mauvais augure.”
“C'est possible,” avoua Grey, il n'était pas homme à s'avancer sans raison. “La mort est parfois un puissant présage. Elle peut incarner la mort. Ou la vie.”
Il contempla le royaume.
Le roi Godwin soupira, désespéré à l'idée de ne jamais vraiment réussir à sonder le cœur de cet homme, et observa de nouveau la bête, il essayait de comprendre comment un être aussi puissant et magnifique avait trouvé la mort. Son corps ne présentait aucune trace de combat ni de blessure. Il fixa l'œil de la créature, espérant y trouver des réponses.
“Père ?” lança Rodry.
Le roi Godwin se tourna vers son fils. Il ressemblait énormément à Godwin au même âge, il était musclé et vigoureux, son air racé et ses cheveux blonds lui rappelaient sa défunte mère. Assis sur son fidèle destrier, son armure bleutée resplendissait. Rester planté là sans rien faire lui tapait sur les nerfs. Il espérait, s'agissant d'un dragon, pouvoir en affronter un. Sa jeunesse lui conférait un sentiment d'invicibilité.
Les chevaliers alentours attendaient patiemment les ordres du roi.
Godwin savait pertinemment qu'ils auraient dû arriver sur site il y a fort longtemps déjà. La nuit tombait, les Sudistes pouvaient surgir du pont enjambant le fleuve.
“C'est trop long, la Reine va croire qu'on l'a fait exprès pour éviter les préparatifs du mariage,” crut bon de préciser Rodry. “Nous mettrions beaucoup trop longtemps, même en chevauchant à bride abattue.”
Nous en étions venus au fait. Le mariage de Lenore aurait lieu dans une semaine, Aethe ne le lui pardonnerait jamais, surtout s'il faisait le mur avec Rodry. En dépit de ses efforts, elle était persuadée qu'il préférait les trois fils qu'Illia lui avait donnés, à ses trois filles.
“Nous serons bientôt rentrés,” annonça le roi Godwin, “mais nous devons tout d'abord nous occuper de ça.” Godwin jeta un œil vers Grey avant de poursuivre. “Si les gens entendent parler d'un dragon, mort, qui plus est, ils prendront ça pour une malédiction, je ne tolérerais pas qu'un mauvais présage gâche le mariage de Lenore.”
“Non, bien sûr que non,” répondit Rodry, honteux de ne pas y avoir songé. “Qu'allons-nous faire ?”
Le roi y avait déjà réfléchi et se dirigea vers les villageois avec de l'argent.
“Je vous remercie de m'avoir prévenu,” dit-il en distribuant des pièces. “Rentrez chez vous et ne racontez à personne ce que vous avez vu. Rien de tout ceci ne serait arrivé si vous ne rôdiez pas dans les parages. Si jamais j'apprends …”
Ils comprirent la menace à peine voilée et s'inclinèrent bien bas.
“Oui, mon Roi,” dit l'un deux, avant de tous détaler comme des lapins.
“Et maintenant,” dit-il en s'adressant à Rodry et aux chevaliers, “Ursus, tu es le plus vigoureux d'entre nous ; montre-nous ta force. Qu'on aille chercher des cordes pour traîner la bête.”
Le plus robuste des chevaliers opina du chef, tous se mirent à l'ouvrage, fouillant dans leurs sacoches jusqu'à ce que l'un d'eux s'avance avec une corde solide. On pouvait compter sur la prévoyance de Twell.
Ils attachèrent la dépouille du dragon, opération qui s'avéra plus longue que Godwin l'aurait souhaité. Aucune corde ne semblait suffire pour attacher l'immense bête ; Jorin, plus agile, grimpa sur la créature, une corde autour de son épaule, afin de l'attacher. Il sauta lestement à terre malgré son armure et tous finirent par la ligoter. Le roi s'approcha d'eux et s'empara de la corde.
“Et alors ?” lança-t-il