Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799. Vivant Denon

Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799 - Vivant Denon


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le convoi en avait tout au moins six. Je comptai cent soixante bâtiments, sans pouvoir tout compter.

      Le 24, au matin, nous avions dépassé le cap Corse; le convoi filait en bon ordre; nos vaisseaux étaient par le travers du cap Corse, et de l'île Capraya. J'en dessinai le détroit.

      Le convoi qui était resté sous le vent du cap, ne put le doubler de la journée, et nous restâmes à l'attendre sur le cap même, à une lieue de la terre. Je fis un dessin du cap.

      Je fis aussi le dessin de la partie sud-ouest de Capraya, qui n'est de ce côté qu'un rocher escarpé inabordable. Il appartient aux Génois, qui y ont un château et un mouillage à la partie orientale.

      À 5 heures, nous avions à l'est l'île Pianose, qui n'est qu'un plateau d'une lieue d'étendue; elle ne s'élève qu'à quelques pieds au-dessus de la surface de la mer; ce qui en fait un écueil très dangereux de nuit pour tout pilote qui ne connaît pas ces parages; elle est entre l'Elbe et Monte-Christo, rocher inculte, abandonné aux chèvres sauvages. À l'ouest de cette île, le vent nous manquait, et notre pesant convoi ne cheminait plus.

      Quand le calme s'établit, l'oisiveté développe toutes les passions des habitants d'un vaisseau, fait naître tous les besoins superflus, et les querelles pour se les procurer. Les soldats voulaient manger le double, et se plaignaient; les plus avides vendaient leurs effets ou en faisaient des loteries; d'autres, encore plus pressés de jouir, jouaient, et perdaient plus en un quart d'heure qu'ils ne pouvaient payer en toute leur vie: après l'argent venaient les montres; j'en ai vu six ou huit sur un coup de dés. Lorsque la nuit faisait trêve à ces jouissances violentes, un mauvais violon, un plus mauvais chanteur, charmaient sur le pont un nombreux auditoire: un peu plus loin, un conteur énergique attachait l'attention d'un groupe de soldats, à bord; cet ordre était de marcher sur Cagliari, et de revenir à Porto-Vecchio, si l'ennemi supérieur en forces nous y avait prévenus.

      Le 31 Mai et le 1er Juin, nous ne pûmes profiter du vent, la flotte n'ayant fait que des bordées: le soir, la Badine nous rejoignit, nous apportant l'espoir presque certain de trouver la mer libre à la pointe de Cagliari. Le soir, je dessinai cette pointe.

      Jusqu'au 5 il n'y eut rien de nouveau. Nos provisions s'achevaient; notre eau fétide ne pouvait plus être chauffée; les animaux utiles disparaissaient, et ceux qui nous mangeaient centuplaient.

      Le 6, nous reçûmes l'ordre d'une nouvelle formation; ce qui nous fit penser que décidément nous nous mettions en marche, et que nous allions faire canal. La Diane marchait en avant: nous passions ses signaux à l'Alceste, qui les transmettait au Spartiate, de là à l'Aquilon, et enfin à l'Amiral. Vers les 8 heures nous nous trouvâmes dans l'ordre que je viens de décrire. En cas que la Diane chassât un vaisseau ennemi, les cinq bâtiments de la flotte légère, devaient forcer de voiles pour les rejoindre. Nous vîmes de petits dauphins à notre proue; mais, à notre grand regret, ils disparurent pendant que nous nous disposions à les harponner. Je les observai de très près; leur marche ressemble au tangage d'un bâtiment; ils sortent ainsi de l'eau, et s'élancent à vingt pieds en avant; leur forme est élégante, et leurs mouvements rapides ressemblent plutôt à la gaieté d'une joute, qu'ils n'annoncent la voracité d'un animal qui cherche une proie. Le soir, le vent fraîchit, et, passant de l'est à l'ouest, rassembla de telle sorte le convoi, que je crus voir Venise, et que tous ceux qui connaissaient cette ville s'écrièrent, C'est Venise qui marche!; Au soleil couchant nous découvrîmes Martimo, et reçûmes ordre de rallier le convoi, au milieu duquel nous passâmes la nuit comme dans une ville ambulante.

      Le 7, nous réprimes l'ordre de la veille. Je dessinai le Martimo, rocher qui semble être un môle à la pointe occidentale de la Sicile: c'est un des points de reconnaissance de la Méditerranée, et c'était un de ceux où nous pouvions trouver les Anglais. Le vent fraîchit, et nous faisions deux lieues à l'heure; c'est dans ces cas qu'on oublie les inconvénients de la mer pour ne voir que l'avantage d'en faire l'agent d'une marche de quarante mille hommes, sans halte ni relais. À une heure, nous étions par le travers de Martimo, à une lieue de ce rocher, découvrant la Favaniane, autre rocher qui est devant Trapany, et le Mont-Erix, qui domine cette ville célèbre par un temple de Vénus, et par la manière dont on y offrait des sacrifices à cette déesse. J'avais autrefois visité le Mont-Erix, et j'y avais cherché son temple, la ville du même nom, renommée par la beauté des femmes qui l'habitaient: mais, malgré ma jeunesse et l'imagination de cet âge, je n'avais pu voir qu'un méchant village, quelques substructions du temple, et les squelettes des anciennes beautés. Je fis un dessin de la Favaniane, du Mont-Erix, et d'une partie de la côte de Sicile.

      Ce pays agréable, cultivé, abondant, consolait nos yeux de l'aspect âpre des côtes de Corse et des rochers qui les avoisinent: ils avaient un charme de plus pour moi, celui des souvenirs; la Sicile était pour mon imagination une ancienne propriété: je pouvais apercevoir, à travers les vapeurs de l'atmosphère, Marsala, l'ancienne Lilybée, d'où les Grecs et les Romains voyaient sortir de Carthage les flottes qui venaient les attaquer. Plus loin, j'entrevoyais les campagnes vertes et riantes de Mazzarra, la ville de Motia, que les Syracusains attachèrent à la terre par une jetée, pour y aller combattre les Carthaginois; et mon imagination, suivant la côte, revoit les aspects de Sélinonte, de ses temples, de ses colonnes debout ressemblant encore à des tours, et plus loin l'hospitalière Agrigente. Nous faisions trois lieues à l'heure; et mon rêve allait se réaliser, lorsqu'on nous signala de nous rapprocher de l'armée pour passer la nuit avec elle. Je fis, en soupirant de regret, un dessin de ce que je voyais de ces heureuses côtes: c'était un dernier hommage, et, suivant toute apparence, ce fut un éternel adieu.

      La nuit fut belle. J'avais recommandé qu'on m'éveillât si l'on voyait encore la terre au point du jour; à trois heures et demie j'étais sur le pont, et les premiers rayons du jour me firent voir que toute l'armée et le convoi faisant canal avaient marché sur Malte. La Sicile disparut. J'aperçus au sud-ouest, pu plutôt je jugeai le gisement de la Pantellerie aux nues orageuses dont elle s'enveloppe perpétuellement, honteuse sans doute d'avoir de tout temps servi aux vengeances des gouvernements: les Romains y exilaient leurs illustres proscrits; elle recèle encore les prisonniers d'état du roi de Naples.

      Le 8, le ciel fut clair; mais un vent faible nous fit faire peu de chemin; et une chasse que nous fîmes sur un bâtiment inconnu nous sépara de la flotte, que nous ne pûmes rejoindre. On vit un poisson d'environ 80 pieds de long.

      La nuit fut calme, et le point du jour du 20 nous retrouva dans la même position où nous avait laissés le soleil couchant. Nous vîmes au nord-est l'Etna se découper sur l'horizon; j'en reconnus les contours dans tous leurs développements; la fumée s'échappait par son flanc oriental, et accusait une éruption par une bouche accidentelle; il était à 50 lieues de nous, et paraissait encore plus grand que les montagnes de la côte du midi, qui n'en était qu'à 12. À peine le soleil fut-il à quelques degrés d'élévation, qu'il disparut avec l'ombre qui marquait son contour.

      Nous aperçûmes le Gozo à six heures; le soir nous le distinguâmes parfaitement qui rougissait à l'horizon à 7 lieues de distance: nous nous mîmes en panne pour passer la nuit et attendre le convoi. À la pointe du jour, je revis encore l'Etna, dont la fumée s'étendait sur le ciel à plus de 20 lieues de distance comme un long voile de vapeurs.


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