Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799. Vivant Denon

Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799 - Vivant Denon


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marchions à la rencontre de notre flotte: la première pointe du jour nous fit découvrir la première division du convoi; à sept heures, nous arrivâmes à bord de l'Orient.

      J'avais été chargé d'accompagner le consul d'Alexandrie; nous avions à dire au général ce qui pouvait le plus vivement l'intéresser dans une circonstance aussi critique: on avait vu les Anglais, ils pouvaient arriver à chaque instant; le vent était très fort, le convoi mêlé à la flotte, et dans une confusion qui eût assuré la défaite la plus désastreuse si l'ennemi eût paru. Je ne pus pas remarquer un mouvement d'altération sur la physionomie du général. Il me fit répéter le rapport qu'on venait de lui faire; et après quelques minutes de silence il ordonna le débarquement.

      Débarquement au Fort Marabou.--Prise d'Alexandrie.

      Les dispositions furent d'approcher le convoi de terre autant que le pouvait permettre le danger de faire côte dans un moment où le vent était aussi fort; les vaisseaux de guerre formaient un cercle de défense en dehors; toutes les voiles furent amenées, et les ancres jetées. À peine avions-nous fait cette opération que nous eûmes ordre d'aller croiser devant la ville aussi près que le vent pourrait nous le permettre, et de faire de fausses attaques pour faire diversion.

      Le vent avait encore augmenté; la mer était si forte que nous travaillâmes en vain tout le reste du jour pour lever l'ancre. La nuit fut trop orageuse pour faire cette opération sans risquer de nous abattre, et couler bas les embarcations et les transports, qui effectuaient le débarquement avec une peine et des dangers inouïs: les chaloupes prenaient un à un et à la volée ceux qui descendaient des vaisseaux; lorsqu'elles en étaient encombrées, les vagues menaçaient à chaque instant de les engloutir, ou bien, poussées par le vent, elles se rencontraient ou en abordaient d'autres; et, après avoir échappé à tous ces dangers, en arrivant près de la côte elles ne savaient comment y toucher sans se rompre contre les brisants. Au milieu de la nuit une embarcation qui ne pouvait plus gouverner passa à notre poupe, et nous demanda du secours: le danger où je sentais ceux dont elle était chargée me causa une émotion d'autant plus vive que je croyais reconnaître la voix de chacun de ceux qui criaient. Nous jetâmes un câble à ces malheureux; mais à peine l'eurent-ils atteint qu'il fallut le couper; les vagues faisant heurter l'embarcation contre notre bâtiment menaçaient de l'ouvrir. Les cris qu'ils jetèrent au moment où ils se sentirent abandonnés retentirent jusqu'au fond de nos âmes; le silence qui succéda y apporta encore de plus funestes pensées. L'effroi était redoublé par les ténèbres, et les opérations étaient aussi lentes qu'elles étaient désastreuses. Cependant, le 2 Juillet, à six heures du matin, il y eut assez de troupes à terre pour attaquer et prendre un petit fort appelé le Marabou. Là fut planté le premier pavillon tricolore en Afrique.

      Le 3, la mer était meilleure: nous appareillâmes tandis que la plage se couvrait de nos soldats. À midi, ils étaient déjà sous les murs d'Alexandrie; le centre à la colonne de Pompée, derrière de petits mornes formés des débris de l'ancienne ville. Ces vieilles murailles n'offrirent à la valeur de nos soldats qu'une suite de brèches: une colonne s'ébranla, toutes les autres se déployèrent, marchèrent, et attaquèrent en même temps; en approchant de mauvais fossés, elles découvrirent plus de murailles qu'on n'en avait vu d'abord: un feu d'une vivacité extraordinaire de la part des assiégés étonna un moment nos troupes, mais ne ralentit point leur impétuosité: on chercha sous le feu de l'ennemi l'approche la plus praticable; on la trouva à l'angle de l'ouest, où était l'antique port de Kibotos; on monta à l'assaut: Kléber, Menou, Lescale, furent renversés par des coups de feu, et par la chute des pans de murailles. Koraïm, shérif d'Alexandrie, qui combattait partout, prit Menou renversé pour le général en chef blessé à mort, ce qui soutint encore un moment le courage des assiégés. Personne ne fuyait; il fallut tout tuer sur la brèche, et deux cents des nôtres y restèrent.

      Notre frégate eut ordre de protéger l'entrée du convoi dans le vieux port; et je saisis cette occasion pour aller à terre. Un ancien préjugé avait établi que dès qu'un vaisseau franc entrerait dans le port vieux, l'empire d'Alexandrie serait perdu pour les Musulmans; pour le moment, notre canot vérifia la prophétie.

      Il me serait impossible de rendre ce que j'éprouvai en abordant à Alexandrie: il n'y avait personne pour nous recevoir ou nous empêcher de descendre; à peine pouvions-nous déterminer quelques mendiants, accroupis sur leurs talons, à nous indiquer le quartier général; les maisons étaient fermées; tout ce qui n'avait osé combattre avait fui, et tout ce qui n'avait pas été tué se cachait de crainte de l'être, selon l'usage oriental. Tout était nouveau pour nos sensations, le sol, la forme des édifices, les figures, le costume, et le langage des habitants. Le premier tableau qui se présenta à nos regards fut un vaste cimetière, couvert d'innombrables tombeaux de marbre blanc sur un sol blanc: quelques femmes maigres, et couvertes de longs habits déchirés, ressemblaient à des larves qui erraient parmi ces monuments; le silence n'était interrompu que par le sifflement des milans qui planaient sur ce sanctuaire de la mort. Nous passâmes de là dans des rues étroites et aussi désertes. En traversant Alexandrie, je me rappelai, et je crus lire la description qu'en a faite Volney; forme, couleur, sensation, tout y est peint à un tel degré de vérité, que, quelques mois après, relisant ces belles pages de son livre, je crus que je rentrais de nouveau à Alexandrie. Si Volney eût décrit ainsi toute l'Égypte, personne n'aurait jamais pensé qu'il fût nécessaire d'en tracer d'autres tableaux, d'en faire de dessin.

      Dans toute la traversée de cette longue ville si mélancolique, l'Europe et sa gaieté ne me fut rappelée que par le bruit et l'activité des moineaux. Je ne reconnus plus le chien, cet ami de l'homme, ce compagnon fidèle et généreux, ce courtisan gai et loyal; ici sombre égoïste, étranger à l'hôte dont il habite le toit, isolé sans cesser d'être esclave, il méconnaît celui dont il défend encore l'asile, et sans horreur il en dévore la dépouille. L'anecdote suivante achèvera de développer son caractère.

      Le jour où je descendis à terre, n'ayant point apporté de linge pour changer, je voulais aller sur la frégate la Junon, que je croyais placée à l'entrée du port; je prends une petite barque turque, et nous voguons vers ce point. Arrivés à la frégate, nous vîmes que ce n'était pas la Junon; on nous en montra une autre en rade à une demi lieue de là. Le soleil se couchait; les deux tiers du chemin étaient faits; je pouvais coucher à bord: nous voilà de nouveau en route. Ce n'était point encore la Junon: elle croisait au large. Il nous fallut donc revenir; mais le vent avait fraîchi; les vagues étaient devenues si hautes que nous ne voyions plus qu'à la dérobée la terre qu'il nous fallait regagner. Mon homme me mit au timon pour ne s'occuper que de la voile.

      Je n'apercevais qu'à peine la direction qu'il me fallait garder; et je commençai alors à sentir que c'était un véritable abandon de soi-même de se trouver à cette heure livré aux vents, au milieu d'une mer agitée, seul avec un homme qui, comme tous ses concitoyens, pouvait bien, sans injustice, haïr les Français, et vouloir s'en venger. J'affectai de la confiance, de la gaieté même, je fis bonne contenance; et enfin nous touchâmes au rivage, objet de tous mes voeux. Mais il était onze heures, j'étais encore à une demi lieue du quartier; j'avais à traverser une ville prise d'assaut le matin, et dont je ne connaissais pas une rue. Aucune offre de récompense ne put persuader mon homme de quitter son bateau pour m'accompagner. J'entrepris seul le voyage, et, bravant les mânes des morts, je traversai le cimetière; c'était le chemin que je savais le mieux: arrivé aux premières habitations des vivants, je fus assailli de meutes de chiens farouches, qui m'attaquaient des portes, des rues, et des toits; leurs cris se répercutaient de maison en maison, de famille en famille; cependant je pus m'apercevoir que la guerre qui m'était déclarée était sans coalition, car dès que j'avais dépassé la propriété de ceux dont j'étais assailli, ils étaient repoussés par ceux qui étaient venus me recevoir à la frontière. Ignorant l'abjection dans laquelle ils vivaient, je n'osais les frapper, dans la crainte de les faire crier, et d'ameuter aussi les maîtres contre moi. L'obscurité n'était diminuée que par la lueur des étoiles, et la transparence que la nuit conserve toujours dans ces climats. Pour ne pas perdre cet avantage, pour échapper aux clameurs des chiens, et suivre une route qui ne pouvait m'égarer, je quittai les rues, et résolus


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