Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799. Vivant Denon

Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799 - Vivant Denon


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des corps, et la détermination de leurs mouvements.

      Tournée de l'Auteur dans le Delta.--Le Bogaze.--Rosette.

      Le général Menou était resté blessé à Alexandrie: il devait aller organiser le gouvernement à Rosette, et faire une tournée dans le Delta. Avant de se rendre au Caire il m'avait engagé à l'accompagner dans cette marche: je me décidai d'autant plus volontiers à faire ce voyage, que je pensais d'avance qu'il ne pouvait être très intéressant qu'autant qu'on le ferait avant celui de la haute Égypte; j'accompagnais d'ailleurs un homme aimable, instruit, et mon ami depuis longtemps.

      Nous nous embarquâmes sur un aviso dans le port neuf d'Alexandrie; nous manoeuvrâmes tout le jour: mais nos capitaines, ne connaissant ni les courants, ni les brisants, ni les bas-fonds de ce port, après avoir évité la pointe du Diamant, pensèrent nous échouer au rocher du petit Pharillon, et nous ramenèrent mouiller à l'entrée du port pour repartir le lendemain. Je fis le dessin du château, bâti dans l'île Pharus, sur l'emplacement de ce fameux monument si utile et si magnifique, cette merveille du monde, qui, après avoir pris le nom de l'île sur lequel il avait été élevé, le transmit à tous les monuments de ce genre.

      Nous repartîmes le lendemain sous d'aussi mauvais auspices que la veille. À peine fûmes-nous à quelques lieues en mer, quel le vent étant devenu très fort, le général Menou fut pris d'un vomissement convulsif qui pensa lui coûter la vie, en le faisant tomber de sa hauteur, la tête sur la culasse d'un canon. Aucun de nous ne pouvait juger du danger de la large blessure qu'il s'était faite: il avait perdu connaissance; nous mîmes en délibération si on le conduirait sur l'Orient, qui était mouillé avec la flotte à Aboukir, et vis-à-vis duquel nous nous trouvions dans le moment.

      Nos marins croyaient que quelques heures nous suffiraient pour nous rendre dans le Nil: nous choisîmes ce parti, qui devait finir les angoisses du général. Malgré le tourment de notre situation et le roulis du bâtiment, je parvins à dessiner une petite vue qui donne une idée du mouillage de notre flotte devant Aboukir; de ce promontoire célèbre autrefois par la ville de Canope et toutes ses voluptés, aujourd'hui si fameux par toutes les horreurs de la guerre. Quelques heures après nous nous trouvâmes, sans le savoir, à une des bouches du Nil, ce que nous reconnûmes au tableau le plus désastreux que j'aie vu de ma vie. Les eaux du Nil repoussées par le vent élevaient à une hauteur immense des ondes qui étaient perpétuellement refoulées et brisées par le courant du fleuve avec un bruit épouvantable; un de nos bâtiments qui venait de faire naufrage, et que la vague achevait de rompre, fut le seul indice que nous eûmes de la côte; plusieurs autres avisos dans la même situation que nous, c'est-à-dire dans la même confusion, se rapprochaient pour se consulter, s'évitaient pour ne pas se briser, et ne pouvaient s'entendre que par des cris encore plus épouvantables. Il n'y avait point de pilote côtier; nous ne savions plus qu'aviser; le général allait toujours en empirant: nous imaginâmes d'aller reconnaître le bogaze ou la barre du fleuve; le canot fut mis à la mer, et le chef de bataillon Bonnecarrère et moi nous nous y jetâmes comme nous pûmes. À peine eûmes-nous quitté notre bord que nous nous trouvâmes au milieu des abîmes, sans voir autre chose que la cime recourbée des vagues qui de toutes parts menaçaient de nous engloutir; à mille toises de l'aviso, nous ne pouvions plus le rejoindre: le mal de mer commençait à me tourmenter; il était question d'attendre d'une manière indéfinie, et de passer ainsi la nuit. Je m'enveloppais de mon manteau pour ne plus rien voir de notre déplorable situation, lorsque nous passâmes sous les eaux d'une felouque, où j'aperçus un malheureux qui, en descendant dans une embarcation, était resté suspendu à une corde; fatigué des efforts qu'il faisait pour se soutenir dans cette périlleuse position, ses bras s'allongeaient, et le laissaient aller dans ceux de la mort, que je voyais ouverts pour le recevoir. J'éprouvai à ce spectacle une telle révolution que mes évanouissements cessèrent: je ne criais pas, je hurlais; les matelots mêlaient leurs cris aux miens: ils furent enfin entendus de ceux du bâtiment; d'abord on ne savait ce que nous voulions; on chercha de tous côtés avant de venir au secours du malheureux dont les dernières forces expiraient; on le découvre à la fin.... on eût encore le temps de le sauver.

      Le moment que nous avait fait perdre cet événement, et les efforts que nous avions faits pour nous tenir au vent en cas que cet homme tombât à la mer, nous avaient fait prendre assez de hauteur pour regagner notre aviso; nous l'escaladâmes assez heureusement, et nous nous retrouvâmes au même point d'où nous étions partis sans savoir plus que tenter. Le vent se calma un peu, mais la mer resta grosse: la nuit vint; elle fut moins orageuse.

      Le général était trop mal pour prendre lui-même une résolution: nous tînmes de nouveau conseil, et nous résolûmes de le mettre de notre mieux dans le canot, pensant que le bâtiment naufragé et les brisants nous serviraient de guide, et qu'en les évitant également nous entrerions dans le Nil: cela nous réussit; au bout d'une heure de navigation nous nous trouvâmes à l'angle de la côte, et tournant tout à coup à droite, nous voguâmes dans le plus paisible lit du plus doux de tous les fleuves, et une demi-heure après au milieu du plus frais et du plus verdoyant de tous les pays; c'était, exactement sortir du Ténare pour entrer par le Léthé dans les Champs-Élysées. Ceci était encore plus vrai pour le général, qui était déjà sur son séant, et ne nous laissait d'inquiétude que sur la profondeur de sa blessure, qu'aucun de nous n'avait osé sonder.

      Nous trouvâmes bientôt à notre droite un fort, et à notre gauche une batterie, qui, autrefois construite pour défendre l'embouchure du Nil, en est maintenant à une lieue; ce qui pourrait donner la mesure de la progression de l'alluvion du fleuve. En effet, la construction de ces forts ne remonte pas au-delà de l'invention de la poudre, et ils n'ont par conséquent pas plus de trois cents ans. Je fis rapidement deux dessins de ces deux points.

      Le premier, à l'ouest du fleuve, présente un château carré, flanqué de grosses tours aux angles, avec des batteries dans lesquelles étaient des canons de vingt-cinq pieds de longueur; le second n'est plus qu'une mosquée, devant laquelle était une batterie ruinée, dont un canon, du calibre de vingt-huit pouces, ne servait plus qu'à procurer d'heureux accouchements aux femmes lorsqu'elles venaient l'enjamber pendant leur grossesse.

      Une heure après, nous découvrîmes, au milieu des forêts de dattiers, de bananiers et de sycomores, Rosette, placée sur les bords du Nil, qui sans les dégrader, baigne tous les ans les murailles de ses maisons. J'en fis la vue avant d'y aborder.

      Rascid, que les Francs ont nommé Rosette, ou Rosset, a été bâtie sur la branche et près de la bouche Bolbitine, non loin des ruines d'une ville de ce nom, qui devait être située à un coude du fleuve, où est à présent le couvent d'Abou-Mandour, à une demi lieue de Rosette: ce qui pourrait appuyer cette opinion, ce sont les hauteurs qui dominent ce couvent, et qui doivent avoir été formées par des atterrissements; ce sont encore quelques colonnes et autres antiquités trouvées en faisant, il y a une vingtaine d'années, des réparations à ce couvent.

      Léon d'Afrique dit que Rascid fut bâtie par un gouverneur d'Égypte, sous le règne des califes; mais il ne dit ni le nom du calife, ni l'époque de la fondation.

      Rosette n'offre aucun monument curieux. Son ancienne circonvallation annonce qu'elle a été plus grande qu'elle n'est à présent; on reconnaît sa première enceinte aux buttes de sables qui la couvrent de l'ouest au sud, et qui n'ont été formées que par les murailles et les tours qui servent aujourd'hui de noyaux à ces atterrissements. Ainsi qu'à Alexandrie, la population de cette ville va toujours en décroissant. On y bâtit peu, et ce qui s'y construit ne se fait plus que des vieilles briques des édifices qui tombent en ruine faute d'habitants et de réparations. Les maisons, mieux bâties en général que celles d'Alexandrie, son cependant si frêles encore, que si elles n'étaient épargnées par le climat qui ne détruit rien, il n'existerait bientôt plus une maison à Rosette; les étages, qui vont toujours en avançant l'un sur l'autre, finissent presque par se toucher; ce qui rend les rues fort obscures et fort tristes. Les habitations qui sont le long du Nil n'ont pas cet inconvénient; elles appartiennent pour la plupart aux négociants étrangers. Cette partie de la ville serait d'un embellissement facile; il n'y aurait qu'à construire sur la rive du fleuve un quai alternativement rampant et revêtu: les maisons, outre


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