Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799. Vivant Denon

Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799 - Vivant Denon


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qu'ils ont sous les yeux est la suite et l'effet d'une fureur jalouse: ce ne sont pas des murmures que la victime ose exprimer, mais des prières pour l'innocent qui partage son malheur, et qui va périr de misère et de faim. Nos soldats, émus de pitié, lui donnent aussitôt une part de leur ration, oubliant leur besoin près d'un besoin plus pressant; ils se privent d'une eau rare dont ils vont manquer tout à fait, lorsqu'ils voient arriver un furieux, qui de loin repaissant ses regards du spectacle de sa vengeance, suivait de l'oeil ces victimes; il accourt arracher des mains de cette femme ce pain, cette eau, cette dernière source de vie que la compassion vient d'accorder au malheur: Arrêtez! s'écrie-t-il; elle a manqué à son honneur, elle a flétri le mien; cet enfant est mon opprobre, il est le fils du crime. Nos soldats veulent s'opposer à ce qu'il la prive du secours qu'ils viennent de lui donner; sa jalousie s'irrite de ce que l'objet de sa fureur devient encore celui de l'attendrissement; il tire un poignard, frappe la femme d'un coup mortel, saisit l'enfant, l'enlève, et l'écrase sur le sol; puis, stupidement farouche, il reste immobile, regarde fixement ceux qui l'environnent, et brave leur vengeance.

      Je me suis informé s'il y avait des lois répressives contre un abus d'autorité aussi atroce; on m'a dit qu'il avait mal fait de la poignarder, parce que si Dieu n'avait pas voulu qu'elle mourût, au bout de quarante jours on aurait pu recevoir la malheureuse dans une maison, et la nourrir par charité.

      La division Kléber, commandée par Dugua, avait pris la route de Rosette pour protéger la flottille, qui était entrée dans le Nil. L'armée acheva de se mettre en marche, les 6 et 7 Juin, par Birket et Demenhour: les Arabes en attaquent les avant-postes, en harcèlent le reste; la mort devient la peine du traîneur. Desaix est au moment d'être pris pour être resté cinquante pas derrière la colonne; Le Mireur, officier distingué, et qui, par l'effet d'une distraction mélancolique, n'avait pas répondu à l'invitation qu'on lui avait faite de se rapprocher, est assassiné à cent pas des avant-postes; l'adjudant général Galois est tué en portant un ordre du général en chef; l'adjudant Delanau est fait prisonnier à quelques pas de l'armée en traversant un ravin: on met un prix à sa rançon; les Arabes s'en disputent le partage, et, pour terminer le différent, brûlent la cervelle à cet intéressant jeune homme.

      Les Mamelouks étaient venus au-devant de l'armée française: la première fois qu'elle les vit ce fut près de Demenhour; ils ne firent que la reconnaître, et cette apparition, ainsi que le combat insignifiant de Chebreise, donna leur mesure à nos soldats, et leur ôta cette émotion incertaine qui tient de la terreur, et que donne toujours un ennemi inconnu. De leur côté, n'ayant vu dans notre armée que de l'infanterie, sorte d'arme pour laquelle ils avaient un souverain mépris, ils emportèrent la certitude d'une victoire aisée, et ne tourmentèrent plus notre marche, déjà assez pénible par sa longueur, par l'ardeur du climat, et les souffrances de la soif et de la faim, auxquelles il faut encore ajouter les tourments d'un espoir toujours trompé et toujours renaissant; en effet c'était sur des tas de blé que nos soldats manquaient de pain, et avec l'image d'un vaste lac devant les yeux qu'ils étaient dévorés par la soif. Ce supplice d'un nouveau genre a besoin d'être expliqué, puisqu'il est l'effet d'une illusion qui n'a lieu que dans ces contrées: elle est produite par le mirage des objets saillants sur les rayons obliques du soleil réfractés par l'ardeur de la terre embrasée; ce phénomène offre tellement l'image de l'eau, qu'on y est trompé la dixième fois comme la première; il attise une soif d'autant plus ardente que l'instant où il se manifeste est le plus chaud du jour. J'ai pensé qu'un dessin n'en donnerait pas l'idée, puisqu'il ne pourrait jamais être que la représentation d'une ressemblance; mais, pour y suppléer, il faut lire un rapport fait à l'institut du Caire, et inséré dans les mémoires imprimés par Didot l'aîné, dans lequel le citoyen Monge a décrit et, analysé ce phénomène avec la sagacité et l'érudition qui caractérisent ce savant.

      Les villages étaient désertés à l'approche de l'armée, et les habitants en emportaient tout ce qui aurait pu l'alimenter.

      Les pastèques furent le premier soulagement que le sol de l'Égypte offrit à nos soldats, et ce fruit fut consacré dans leur mémoire par la reconnaissance. En arrivant au Nil ils s'y jetèrent tout habillés pour se désaltérer par tous les pores.

      Lorsque l'armée eut dépassé Rahmanieh, ses marches sur les bords du fleuve devinrent moins pénibles. Nous ne la suivrons pas dans toutes ses stations; nous dirons seulement que le 20 Juillet elle vint coucher à Amm-el-Dinar; elle en partit le lendemain avant le jour; après douze heures de marche elle se trouva près Embabey, où les Mamelouks étaient rassemblés; ils y avaient un camp retranché, entouré d'un mauvais fossé, défendu par trente-huit pièces de canon.

      Bataille des Pyramides.

      Dès qu'on eut découvert les ennemis, l'armée se forma: lorsque Bonaparte eut donné ses derniers ordres, il dit, en montrant les pyramides: Allez, et pensez que du haut de ces monuments quarante siècles nous observent. Desaix, qui commandait l'avant-garde, avait dépassé le village; Reynier suivait à sa gauche; Dugua, Vial et Bon, toujours à gauche, formaient le demi-cercle en se rapprochant du Nil. Mourat-bey, qui vint nous reconnaître, et qui ne vit point de cavalerie, dit qu'il allait nous tailler comme des citrouilles (ce fut son expression): en conséquence le corps le plus considérable des Mamelouks, qui était en avant d'Embabey, s'ébranla, et vint charger la division Dugua avec une rapidité qui lui avait à peine laissé le temps de se former; elle les reçut avec un feu d'artillerie qui les arrêta; et par un à gauche ils allèrent tomber jusque sur les baïonnettes de la division Desaix; un feu de file nourri et soutenu produisit une seconde surprise: ils furent un moment sans détermination; puis, tout à coup voulant tourner la division, ils passèrent entre celle de Reynier et celle de Desaix, et reçurent le feu croisé de toutes deux: ce qui commença leur déroute. N'ayant plus de projet, une partie retourna sur Embabey, l'autre alla se retrancher dans un parc planté de palmiers, qui se trouvait à l'occident des deux divisions, et d'où on les envoya déloger par les tirailleurs; ils prirent alors la route du désert des pyramides. Ce furent eux qui dans la suite nous disputèrent la haute Égypte. Pendant ce temps les autres divisions en s'approchant du village, se trouvaient dans le cas d'être endommagées par l'artillerie du camp retranché: on résolut de l'attaquer; il fut formé deux bataillons, tirés de la division Bon et Menou, et commandés par les généraux Rampon et Marmont, pour marcher sur le village, et le tourner à l'aide du fossé: le bataillon Rampon leur paraît facile à envelopper et à détruire; il est attaqué par ce qui restait de Mamelouks dans le camp. Ce fut là que le feu fut le plus vif et le plus meurtrier; ils ne concevaient pas notre résistance (ils ont dit depuis qu'ils nous avaient crus liés ensemble): en effet la meilleure cavalerie de l'orient, peut-être du monde entier, vint se rompre contre un petit corps hérissé de baïonnettes; il y en eut qui vinrent enflammer leur habit au feu de notre mousqueterie, et qui, blessés mortellement, brûlèrent devant nos rangs. La déroute devint générale: ils voulurent retourner dans leur camp; nos soldats les y suivirent et y entrèrent pêle-mêle avec eux; leurs canons furent pris; toutes les divisions qui s'approchaient en entourant le village leur ôtaient tous moyens de retraite; ils voulurent longer le Nil, un mur qui y arrivait transversalement les arrêta et les refoula; alors ils se jetèrent dans le fleuve pour aller rejoindre le corps d'Ibrahim bey, qui était resté vis-à-vis pour couvrir le Caire: dès lors ce ne fut plus un combat, mais un massacre; l'ennemi semblait défiler pour être fusillé, et n'échapper au feu de nos bataillons que pour devenir la proie des eaux. Au milieu de ce carnage, en levant les yeux, on pouvait être frappé de ce contraste sublime qu'offrait le ciel pur de cet heureux climat: un petit nombre de Français, sous la conduite d'un héros, venait de conquérir une partie du monde; un empire, venait de changer de maître; l'orgueil des Mamelouks achevait de se briser contre les baïonnettes de notre infanterie. Dans cette grande et terrible scène, qui devait avoir de si importants résultats, la poussière et la fumée troublaient à peine la partie la plus basse de l'atmosphère; l'astre du jour roulant sur un vaste horizon achevait paisiblement sa carrière: sublime témoignage de cet ordre immuable de la nature qui obéit à d'éternels décrets dans ce calme silencieux qui la rend encore plus imposante. C'est ce que j'ai cherché à peindre dans le dessin que j'ai fait de ce moment.

      La relation officielle du général Berthier, où les mouvements


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