Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799. Vivant Denon

Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799 - Vivant Denon


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puisque nous n'avions tué que neuf coupables, et brûlé que le quart du village: ils ajoutèrent que le feu était éteint, que la maison du cheikh émigré était détruite, et qu'ils avaient offert le reste des poules et des oies aux soldats qui étaient venus terminer les remords qui les tourmentaient depuis trois semaines.

      Nous établîmes une poste ordinaire à Salmie d'accord avec les arrondissements avoisinants, et nous achevâmes notre expédition par une tournée du département. Dans chaque village nous étions reçus d'une manière plus que féodale; c'était le principal personnage du pays qui nous recevait, et faisait payer notre dépense aux habitants. Il fallait connaître les abus avant d'y remédier; séduits d'ailleurs par la facilité que le hasard nous offrait d'observer les coutumes d'un pays dont nous allions changer les moeurs, nous laissions faire encore pour cette fois.

      Une maison publique, qui presque toujours avait appartenu au Mamelouk, ci-devant seigneur et maître du village, se trouvait en un moment meublée, à la mode du pays, en nattes, tapis, et coussins; un nombre de serviteurs apportait d'abord de l'eau fraîche parfumée, des pipes et du café; une demi-heure après, un tapis était étendu; tout autour on formait un bourrelet de trois ou quatre espèces de pain et de gâteaux, dont tout le centre était couvert de petits plats de fruits, de confitures, et de laitage, la plupart assez bons, surtout très parfumés. On semblait ne faire que goûter de tout cela; effectivement en quelques minutes ce repas était fini: mais deux heures après le même tapis était couvert de nouveau d'autres pains et d'immenses plats de riz au bouillon gras et au lait, de demi moutons mal rôtis, de grands quartiers de veaux, des têtes bouillies de tous ces animaux, et de soixante autres plats tous entassés les uns sur les autres: c'étaient des ragoûts aromatisés, herbes, gelées, confitures, et miel non préparé; point de sièges, point d'assiettes, point de cuillers ni de fourchettes, point de gobelets ni de serviettes; à genoux sur ses talons, on prend le riz avec les doigts, on arrache la viande avec ses ongles, on trempe le pain dans les ragoûts, et on s'en essuie les mains et les lèvres; on boit de l'eau au pot: celui qui fait les honneurs boit toujours le premier; il goûte de même le premier de tous les plats, moins pour vous prouver que vous ne devez pas le soupçonner que pour vous faire voir combien il est occupé de votre sûreté, et le cas qu'il fait de votre personne. On ne vous présente une serviette qu'après le dîner, lorsqu'on apporte à laver les mains; ensuite, l'eau de rose est versée sur toute la personne; puis la pipe et le café.

      Lorsque nous avions mangé, les gens du second ordre du pays venaient nous remplacer, et étaient eux-mêmes très rapidement relevés par d'autres: par principe de religion un pauvre mendiant était admis, ensuite les serviteurs, enfin tous ceux qui voulaient, jusqu'à ce que tout fût mangé. S'il manque à ces repas de la commodité et cette élégance qui aiguillonne l'appétit, on peut en admirer l'abondance, l'abandon hospitalier, et la frugalité des convives, que le nombre des plats ne retient jamais plus de dix minutes à table.

      Bataille Navale d'Aboukir.

      Le 1er d'Août, au matin, nous étions maîtres de l'Égypte, de Corfou, de Malte; treize vaisseaux de ligne rendaient cette possession contiguë à la France, et n'en faisaient qu'un empire. L'Angleterre ne croisait dans la Méditerranée qu'avec des flottes nombreuses qui ne pouvaient s'approvisionner qu'avec des embarras et des dépenses immenses.

      Bonaparte, sentant tout l'avantage de cette position, voulait, pour le conserver, que notre flotte entrât dans le port d'Alexandrie; il avait promis deux mille sequins à celui qui en donnerait le moyen: des capitaines, de bâtiments marchands avaient, dit-on, trouvé une passe dans le port vieux; mais le mauvais génie de la France conseilla et persuada à l'amiral de s'embosser à Aboukir, et de changer en un jour le résultat d'une longue suite de succès.

      Le 1er, après-midi, le hasard nous avait conduits à Abou-Mandour, couvent dont j'ai déjà parlé, et qui, depuis Rosette, est le terme d'une jolie promenade sur le bord du fleuve: arrivés à la tour qui domine le monastère, nous apercevons vingt voiles; arriver, se mettre en ligne, et attaquer, fut l'affaire d'un moment. Le premier coup de canon se fit entendre à cinq heures; bientôt la fumée nous déroba les mouvements des deux armées; mais à la nuit nous pûmes distinguer un peu mieux, sans pouvoir cependant nous rendre compte de ce qui se passait. Le danger que nous courions d'être enlevés par le plus petit corps de Bédouins ne put nous distraire de l'avide attention qu'excitait en nous un événement d'un si grand intérêt. Le feu roulant et redoublé était perpétuel; nous ne pouvions douter que le combat ne fût terrible, et soutenu avec une égale opiniâtreté. De retour à Rosette, nous montâmes sur les toits de nos maisons; vers dix heures, une grande clarté nous indiqua un incendie; quelques minutes après une explosion épouvantable fut suivie d'un silence profond: nous avions vu tirer de gauche à droite sur l'objet enflammé, et, par suite de raisonnement, il nous semblait que ce devaient être les nôtres qui avaient mis le feu; le silence qui avait succédé devait être la suite de la retraite des Anglais qui pouvaient seuls continuer ou cesser le combat, puisque seuls ils disposaient de la liberté de l'espace. À onze heures un feu lent recommença: à minuit le combat était de nouveau engagé; il cessa à deux heures du matin: à la pointe du jour j'étais aux postes avancés, et, dix minutes après, la canonnade fut rétablie; à neuf heures un autre vaisseau sauta; à dix heures quatre bâtiments, les seuls restés entiers, et que nous reconnûmes français, traversèrent à toutes voiles le champ de bataille, dont ils nous paraissaient maîtres, puisqu'ils n'étaient ni attaqués ni suivis. Tel était le fantôme produit par l'enthousiasme de l'espérance.

      Je passais ma vie à la tour d'Abou-Mandour; j'y comptais vingt-cinq bâtiments, dont la moitié n'était plus que des cadavres mutilés, et dont le reste se trouvait dans l'impossibilité de manoeuvrer pour les secourir: trois jours nous restâmes dans cette cruelle incertitude. La lunette à la main j'avais dessiné les désastres, pour me rendre compte si le lendemain n'y apporterait aucun changement: nous repoussions l'évidence avec la main de l'illusion; mais le bogaze fermé, mais la communication d'Alexandrie interceptée, nous apprirent que notre existence était changée; que, séparés de la métropole, nous étions devenus colonies, obligés jusqu'à la paix d'exister de nos moyens: nous apprîmes enfin que la flotte anglaise avait doublé notre ligne, qui n'avait point été assez solidement appuyée contre l'île qui devait la défendre; que les ennemis, prenant par une double ligne nos vaisseaux l'un après l'autre, cette manoeuvre, qui invalidait l'ensemble de nos forces, en avait rendu la moitié spectatrice de la destruction de l'autre; que c'était l'Orient qui avait sauté à dix heures; que c'était l'Hercule qui avait sauté le lendemain; que ceux qui commandaient les vaisseaux le Guillaume Tell et le Généreux, et les frégates la Diane et la Justice, voyant les autres au pouvoir de l'ennemi, avaient profité du moment de sa lassitude pour échapper à ses coups réunis. Nous apprîmes enfin que le 1er août avait rompu ce bel ensemble de nos forces et de notre gloire; que notre flotte détruite avait rendu à nos ennemis l'empire de la Méditerranée, empire que leur avaient arraché les exploits inouïs de nos armées de terre, et que la seule existence de nos vaisseaux nous aurait conservé.

      Bogaze.--Alluvions du Nil--Fournisseurs.--Tallien.-- Correspondances interceptées, etc.

      Notre position avait entièrement changé: dans la possibilité d'être attaqués, nous fûmes obligés à des préparatifs de défense; on fortifia l'entrée du Nil, on établit une batterie sur une des îles, on visita tous les points.

      Dans une de nos reconnaissances nous retournâmes au bogaze ou barre du Nil: il était à cette époque presque à sa plus grande hauteur; et nous fûmes dans le cas de voir les efforts de son poids contre les vagues de la mer, qui dans cette saison sont poussées douze heures de chaque jour par le vent de nord dans le sens opposé au cours du fleuve: il résulte de ce combat un bourrelet de sables, qui s'exhausse avec le temps, devient une île qui partage le cours du fleuve, et lui forme deux bouches qui ont chacune leurs brisants; le remous de ces brisants rapporte au rivage une partie du sable, que le courant avait entraîné, et, par cette alluvion, les deux bouches se resserrent peu à peu jusqu'à ce que l'une d'elles l'emportant sur l'autre, la moins forte s'obstrue, devient terre ferme avec l'île; et à la bouche qui reste se reforme bientôt un autre bourrelet, une île, deux bouches nouvelles,


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