Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799. Vivant Denon

Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799 - Vivant Denon


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puis une terre cultivée, couverte de villes superbes et de riches moissons, coupée de canaux, qui, desséchant ou arrosant avec intelligence le sol, portaient l'abondance sur toute la surface de ce pays nouveau? Puis, par le laps de temps, les fléaux des révolutions, et leurs résultats funestes, des points de dessèchements se seront manifestés; des parties auront été abandonnées, d'autres seront devenues salines; des lacs se seront formés, détruits, et reproduits, avec des formes nouvelles; les canaux obstrués auront changé de cours, se seront perdus; et aujourd'hui, dans nos recherches incertaines, nous demandons où étaient les bouches de Canope, de Bolbitine, de Bérénice, etc. etc.

      Les premiers végétaux qui croissent sur les alluvions sont trois à quatre espèces de soudes: les sables s'amoncellent contre ces plantes; elles s'élèvent de nouveau sur l'amoncellement: leur dépérissement est un engrais qui fait croître des joncs; ces joncs élèvent encore le sol et le consolident: le dattier paraît, qui, par son ombré y conservé l'humidité, et achève d'y apporter l'abondance, ainsi qu'on peut le voir aux environs du château de Racid, dont, au temps de Selim, le canon, tirait en mer, et qui maintenant se trouve à une lieue du rivage, entouré de forêts de palmiers, sous lesquels croissent d'autres arbres fruitiers, et tous les légumes de nos jardins les plus abondants.

      Dans cette expédition je vis, à l'embouchure du fleuve, nombre de pélicans et de gerboises. En observant le château de Racid, je remarquai qu'il avait été construit de membres d'anciens édifices; qu'une partie des pierres des embrasures de canon étaient de beaux grès de la Haute Égypte, couvertes encore d'hiéroglyphes. En visitant les souterrains, nous y trouvâmes une espèce de magasin, composé d'armes abandonnées; c'étaient des arbalètes, des arcs et flèches, avec des casques et des épées de la forme de celles des croisés. En fouillant ces magasins, nous délogeâmes des chauves-souris grosses comme des pigeons: nous en tuâmes plusieurs; elles avaient toutes les formes de la roussette.

      Depuis la perte de notre flotte, ce qu'il y avait de troupes à Rosette avait été disséminé en petites garnisons dans les châteaux et les batteries: on avait été obligé d'établir une caravane d'Alexandrie à Rosette par Aboukir et le désert, pour entretenir la communication de ces deux villes: des soldats étaient employés à protéger ces caravanes contre les Arabes: il en restait trop peu à Rosette pour le service de la place, et la défense en cas d'attaque; il fut donc question de former une milice de ce qu'il y avait de voyageurs, de spéculateurs, et d'hommes inutiles, incertains, errants, irrésolus, qui arrivaient d'Alexandrie, ou qui revenaient déjà du Caire: ces amphibies, corrompus par les campagnes d'Italie, ayant ouï parler des moissons Égyptiennes comme des plus abondantes de l'univers, avaient pensé que la prise de possession d'un tel pays était la fortune toute faite des préoccupants; d'autres, curieux, blasés, l'esprit fasciné par les récits de Savary, étaient partis de Paris pour venir chercher de nouvelles voluptés au Caire; d'autres, spéculateurs, pour fournir l'armée, pour observer, faire venir et vendre à haut prix ce qui pourrait manquer à la colonie; et cependant les beys avaient emporté tout ce qu'il y avait d'argent et de magnificence au Caire; le peuple avait achevé le pillage des maisons opulentes, avant notre entrée dans cette ville; Bonaparte ne voulait point de fournisseurs, et la flotte marchande se trouvait bloquée par les Anglais: toutes ces circonstances jetaient un voile sombre sur l'Égypte pour tous ces voyageurs, étonnés de se trouver captifs, déçus de leurs projets, et obligés de concourir à la défense et à l'organisation d'un établissement qui ne devait plus faire que la fortune et la gloire de la nation en général: ils écrivaient en France de tristes récits, que les Anglais interceptaient, et qui contribuaient à les tromper sur notre situation. Les Anglais se complaisaient à croire que nous mourions de faim, nous renvoyaient nos prisonniers, pour hâter l'époque de notre destruction, imprimaient dans leurs gazettes que la moitié de notre armée était à l'hôpital, que la moitié de l'autre moitié était obligée de conduire le reste qui était aveugle; tandis que cependant la Haute Égypte nous fournissait en abondance le meilleur blé, et la Basse le plus beau riz; que le sucre du pays coûtait la moitié moins qu'en France; que des troupeaux innombrables de buffles, boeufs, moutons et chèvres, tant des cultivateurs que des Arabes pasteurs, fournissaient abondamment à une consommation nouvelle au moment même de l'invasion, ce qui nous assurait pour l'avenir abondance et superflu: tandis que, pour le luxe de nos tables, nous pouvions ajouter toutes espèces de volailles, poissons, gibiers, légumes et fruits. Voilà cependant ce que l'Égypte offrait d'objets de première nécessité à ces détracteurs, à qui il fallait de l'or pour réparer l'abus qu'ils en avaient fait, et qui, n'en trouvant point, ne voyaient plus autour d'eux que des sables brûlants, un soleil perpétuel, des puces et des cousins, des chiens qui les empêchaient de dormir, des maris intraitables, des femmes voilées ne leur montrant que des gorges éternelles.

      Mais abandonnons au vent cette nuée de papillons qui affluent toujours où brille une première lueur: voyons nos triomphes, et la paix rouvrir la porte d'Alexandrie, y amener de sages et industrieux cultivateurs, d'utiles négociants, des colons enfin, qui, sans s'effrayer de ce que l'Afrique ne ressemble pas à l'Europe, observeront qu'en Égypte un homme, pour trois sous, peut avoir autant qu'il lui en faut pour un jour du meilleur riz du monde; qu'une partie des terres qui ont cessé d'être inondées peuvent être rendues à la culture par l'arrosement, que des moulins à vent feraient monter plus haut que les moulins à pots qu'on y emploie, et qui consomment tant de boeufs, occupent tant de bras; que les îles du Nil et la plus grande partie du Delta n'attendent que des colons américains pour produire les plus belles cannes à sucre sur un sol qui ne dévorera pas les hommes; en s'approchant du Caire et par-delà, ils verront qu'il n'y a qu'à améliorer pour rivaliser avec toutes les plantations d'indigo et de coton de toutes espèces; qu'en faisant une fortune sage et sûre, ils habiteront sous un ciel pur et sain, sur le bord d'un fleuve d'une espèce presque miraculeuse, et dont on ne peut achever de nombrer les avantages: ils verront une colonie nouvelle avec des villes toutes bâties, des travailleurs adroits accoutumés à la peine et tout acclimatés, avec lesquels, en peu d'années, et à l'aide des canaux qui sont tous tracés, ils créeront de nouvelles provinces, dont l'abondance future n'est pas problématique, puisque l'industrie moderne ne fera que leur rendre leur ancienne splendeur.

      À l'égard de nos soldats insouciants, ils se moquèrent de nos marins qui avaient été battus: imaginèrent que Mourat-bey avait un chameau blanc chargé d'or et de diamants; et il ne fut plus question que de Mourat-bey et de son chameau blanc. Pour moi, j'avais à voir la Haute Égypte, et j'ajournai à penser sur notre situation jusqu'à ce que mon voyage fût fini.

      Voyage de Rosette à Alexandrie par Terre.--Caravane.--Plage d'Aboukir, vue après la Bataille navale.--Ruines de Canope.

      Notre tournée dans le Delta se retardait par les affaires qui survenaient au général Menou: je résolus d'employer ce retard à revenir sur mes pas refaire par terre la partie dont je n'avais aperçu que les côtes en venant d'Alexandrie par mer; je profitai d'une caravane pour aller chercher les ruines de Canope.

      Il s'était joint nombre de gens du pays à l'escorte de cette caravane: à la chute du jour, lorsqu'en sortant de la ville elle commença à se développer sur le tapis jaunâtre et lisse des monticules sablonneux qui environnent Rosette, elle produisit l'effet le plus pittoresque et le plus imposant; les groupes de militaires, ceux des marchands dans leurs différents costumes, soixante chameaux chargés, autant de conducteurs arabes, les chevaux, les ânes, les piétons, quelques instruments militaires, offraient la vérité d'un des plus beaux tableaux du Benedetto, ou de Salvator Rose. Dès que nous eûmes descendu les monticules et dépassé les palmiers, nous entrâmes, au jour expirant, dans un vaste désert, où la ligne horizontale n'est brisée que par quelques petits monuments en briques, qui sont destinés à empêcher le voyageur de se perdre dans l'espace, et sans lesquels la plus petite erreur dans l'ouverture d'angle le ferait aboutir par une ligne prolongée, à un but bien éloigné de celui où il tendait. Nous marchions, dans le silence du désert et des ténèbres, sur une croûte de sel qui consolidait un peu le sable mouvant: un détachement ouvrait la marche; ensuite venaient les voyageurs, puis les bêtes de somme; un autre détachement militaire assurait le convoi contre les Arabes voltigeurs, qui, lorsqu'ils n'ont pas les forces nécessaires pour attaquer de front, viennent quelquefois enlever les traîneurs à vingt


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