Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799. Vivant Denon

Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799 - Vivant Denon


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      Cette île devint d'abord notre propriété, notre promenade, et enfin le parc où nous nous donnions le plaisir de la chasse; lequel était doublé par celui de la curiosité, puisque chaque oiseau que nous tuions était une nouvelle connaissance.

      Je pus remarquer que les habitants de la rive gauche du Nil, c'est-à-dire les habitants du Delta, étaient plus doux et plus sociables: je crois qu'il faut en attribuer la cause à plus d'abondance, et à l'absence des Arabes Bédouins, qui, ne traversant jamais le fleuve, les laissent dans un état de paix que les autres n'éprouvent dans aucun moment de leur vie.

      Arabes cultivateurs.--Arabes Bédouins.

      En observant les causes on est presque toujours moins porté à se plaindre des effets. Peut-on reprocher aux Arabes cultivateurs d'être sombres, défiants, avares, sans soins, sans prévoyance pour l'avenir, lorsque l'on pense qu'outre la vexation du possesseur du sol qu'ils cultivent, de l'avide bey, du cheikh, des Mamelouks, un ennemi errant, toujours armé, guette sans cesse l'instant de lui enlever tout ce qu'il oserait montrer de superflu? L'argent qu'il peut cacher, et qui représente toutes les jouissances, dont il se prive, est donc tout ce qu'il peut croire véritablement à lui; aussi l'art de l'enfouir est-il sa principale étude: les entrailles de la terre ne le rassurent pas: des décombres, des haillons, toute la livrée de la misère, c'est en ne présentant que ces tristes objets aux regards de ses maîtres qu'il espère soustraire ce métal à leur avidité; il lui importe d'inspirer la pitié: ne pas le plaindre, ce serait le dénoncer; inquiet en amassant ce dangereux argent, troublé quand il le possède, sa vie se passe entre le malheur de n'en point avoir, ou la terreur de se le voir ravir.

      Nous avions à la vérité chassé les Mamelouks; mais, à notre arrivée, éprouvant toutes sortes de besoins, en les chassant, ne les avions-nous pas remplacés? et ces Arabes Bédouins, mal armés, sans résistance, n'ayant pour rempart que des sables mouvants, de ligne que l'espace, de retraite que l'immensité, qui pourra les vaincre ou les contenir? Tâcherons-nous de les séduire en leur offrant des terres à cultiver? mais les paysans d'Europe qui deviennent chasseurs cessent sans retour de travailler la terre; et le Bédouin est le chasseur primitif; la paresse et l'indépendance sont les bases de son caractère; et pour satisfaire et défendre l'un et l'autre, il s'agite sans cesse, et se laisse assiéger et tyranniser par le besoin. Nous ne pouvons donc rien proposer aux Bédouins qui puisse équivaloir à l'avantage de nous voler; et ce calcul est toujours la base de leurs traités.

      L'envie, fléau dont n'est pas exempt le séjour même du besoin, plane encore sur les sables brûlants du désert. Les Bédouins guerroient avec tous les peuples de l'univers, ne haïssent et ne portent envie qu'aux Bédouins qui ne sont pas de leur horde; ils s'engagent dans toutes les guerres, ils se mettent en mouvement dès qu'une querelle intérieure ou un ennemi étranger vient troubler le repos de l'Égypte; et, sans s'attacher à l'un ou à l'autre des partis, ils profitent de leur querelle pour les piller tous deux. Lorsque nous descendîmes en Afrique, ils se mêlaient parmi nous, enlevaient nos traîneurs, et eussent pillé les Alexandrins, s'ils fussent venus se faire battre hors de leurs murailles. Là où est le butin, là est l'ennemi des Bédouins: toujours prêts à traiter, parce qu'il y a des présents attachés aux stipulations; ils ne connaissent d'engagement que la nécessité. Leur cruauté n'a cependant rien d'atroce: les prisonniers qu'ils nous ont faits, en retraçant les maux qu'ils avaient soufferts dans leur captivité, les considéraient plutôt comme une suite de la manière de vivre de cette nation que comme un résultat de la barbarie; des officiers, qui avaient été leurs prisonniers, m'ont dit que le travail qu'on avait exigé d'eux n'avait rien eu d'excessif ni de cruel; ils obéissaient aux femmes, chargeaient et conduisaient les ânes et les chameaux; il fallait à la vérité camper et décamper à tout moment; tout le ménage était plié, et l'on était en route dans un quart d'heure au plus: au reste ce ménage consistait en un moulin à blé et à café, une plaque de fer pour cuire les galettes, une grande et une petite cafetière, quelques outres, quelques sacs à grains, et la toile de la tente qui servait d'enveloppe à tout cela. Une poignée de blé rôti, et douze dattes étaient la ration commune des jours de marche, et quelque peu d'eau, qui, vu sa rareté, avait servi à tout avant que d'être bue; mais ces officiers n'ayant eu l'âme flétrie par aucun mauvais traitement, ils ne conservaient aucun souvenir amer d'une condition malheureuse qu'ils n'avaient fait que partager.

      Sans préjugé de religion, sans culte extérieur, les Bédouins sont tolérants: quelques coutumes révérées leur servent de lois; leurs principes ressemblent à des vertus qui suffisent à leurs associations partielles, et à leur gouvernement paternel.

      Je dois citer un trait de leur hospitalité: un officier français était depuis plusieurs mois le prisonnier d'un chef d'Arabes; son camp surpris la nuit par notre cavalerie, il n'eut que le temps de se sauver; tentes, troupeaux, provisions, tout fût pris. Le lendemain, errant, isolé, sans ressource, il tire de ses habits un pain, et en donnant la moitié à son prisonnier, il lui dit: Je ne sais quand nous en mangerons d'autre; mais on ne m'accusera point de n'avoir pas partagé le dernier avec l'ami que je me suis fait. Peut-on haïr un tel peuple, quelque farouche que d'ailleurs il puisse être? et quel avantage lui donne sur nous cette sobriété comparée aux besoins que nous nous sommes faits? comment persuader ou réduire de pareils hommes? n'auront-ils pas toujours à nous reprocher de semer de riches moissons sur les tombeaux de leurs ancêtres?

      Insurrections dans le Delta.--Incendie de Salmie.--Repas Égyptien.

      Tant que nous n'avions pas été maîtres du Caire, les habitants des bords du Nil, regardant notre existence comme très précaire en Égypte, s'étaient soumis en apparence à notre armée lors de son passage; mais, ne doutant point qu'elle ne se fondît bientôt devant leurs invincibles tyrans, ils s'étaient permis, soit pour qu'ils leur pardonnassent de s'être soumis, soit pour se livrer à leur esprit de rapine, de courir et de tirer sur les barques que nous envoyions à l'armée, et sur celles qui en revenaient: quelques bateaux furent obligés de rétrograder, après avoir reçu pendant plusieurs lieues de chemin des coups de fusil, notamment des habitants des villages de Metubis et Tfemi. On envoya contre eux un aviso et quelques troupes: j'étais de cette expédition; les instructions étaient pacifiques; nous acceptâmes leurs soumissions, et emmenâmes des otages. Je fis, pendant les pourparlers qu'exigea notre traité, les vues de Metubis et de Tfemi.

      Quelques jours après, une autre barque partit pour le Caire: on n'entendit plus parler de ceux qui la montaient; et ce ne fut que par les gens du pays que nous sûmes qu'ils avaient été attaqués au-delà de Tua; qu'après avoir été tous blessés, leurs conducteurs s'étaient jetés à l'eau; que, livrés au courant, ils avaient échoué; qu'arrêtés et conduits à Salmie, ils y avaient été fusillés. Le général Menou se crut obligé de faire un grand exemple. Nous partîmes donc avec deux cents hommes sur un demi chebek et des barques; nous mîmes à terre à une demi lieue de Salmie; un détachement tourna le village, un autre suivit le bord du fleuve; la troisième division qui devait achever la circonvallation, était restée engravée à deux lieues au-dessous. Nous trouvâmes les ennemis à cheval, en bataille, devant le village; ils nous attaquèrent les premiers, et chargèrent jusque sur les baïonnettes: les principaux ayant été tués à la première décharge, et se voyant entourés, ils furent bientôt en déroute; la troisième division, qui devait fermer la retraite, n'étant point arrivée à temps, le cheikh et tous les combattants s'échappèrent. Le village fut livré au pillage pendant le reste du jour, et au feu dès que la nuit fut venue: les flammes et des coups de canon tant que durèrent les ténèbres avertirent à dix lieues à la ronde que notre vengeance avait été complète et terrible. J'en fis un dessin à la lueur de l'incendie.

      Nous revînmes à Fua, où nous fumes reçus en vainqueurs qui savaient mettre des bornes à leurs vengeances: tous les cheikhs de la province avaient été convoqués, et s'étaient assemblés; ils entendirent avec respect et résignation le manifeste qui leur fut lu concernant l'expédition, et les bases sur lesquelles allait s'établir la nouvelle organisation de Salmie. On nomma un ancien cheikh à la place de celui que les Français venaient de déposséder et de proscrire; il fut envoyé pour rassembler les habitants épars, et amener une députation, qui arriva le troisième jour.


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