Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799. Vivant Denon

Voyages dans la basse et la haute Egypte pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799 - Vivant Denon


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de sueur, accablé de fatigue et d'épouvante, j'atteignis à minuit une de nos sentinelles, bien convaincu que les chiens étaient la sixième et la plus terrible des plaies d'Égypte.

      En arrivant le matin au quartier général, je trouvai Bonaparte entouré des grands de la ville et des membres de l'ancien gouvernement; il en recevait le serment de fidélité: il dit au shérif Koraïm: Je vous ai pris les armes à la main, je pourrais vous traiter en prisonnier; mais vous avez montré du courage; et, comme je le crois inséparable de l'honneur, je vous rends vos armes, et pense que vous serez aussi fidèle à la république que vous l'avez été à un mauvais gouvernement. Je remarquai dans la physionomie de cet homme spirituel une dissimulation ébranlée et non vaincue par la généreuse loyauté du général en chef: il ne connaissait pas encore nos moyens, et ne savait pas assez si tout ce qui s'était passé, n'était pas un coup de main; mais quand il vit 30 mille hommes et des trains d'artillerie à terre, il s'attacha à capter Bonaparte, il ne quitta plus le quartier général. Bonaparte était couché qu'il était encore dans son antichambre; chose bien remarquable dans un Musulman.

      Le premier dessin que je fis fut le port neuf, depuis le petit Pharion jusqu'au quartier des Francs, qui était, au temps de Cléopâtre, le quartier délicieux où son palais était bâti, et où était le théâtre.

      Le 5, au matin, j'accompagnai le général dans une reconnaissance: il visita tous les forts, c'est-à-dire des ruines, de mauvaises constructions, où de mauvais canons gisaient sur quelques pierres qui leur servaient d'affût. Les ordres du général furent d'abattre tout ce qui était inutile, de ne raccommoder que ce qui pouvait servir à empêcher l'approche des Bédouins; il porta toute son attention sur les batteries qui devaient défendre les ports.

      Monuments d'Alexandrie.

      Nous passâmes près de la colonne de Pompée. Il en est de ce monument comme de presque toutes les réputations, qui perdent toujours dès qu'on s'approche de ce qui en est l'objet. Elle a été nommée colonne de Pompée dans le quinzième siècle, où les connaissances commençaient à se réveiller de leur assoupissement: les savants, plutôt que les observateurs, se hâtèrent à cette époque d'assigner un nom à tous les monuments; et les noms passèrent sans contradiction de siècle en siècle; la tradition les consacra. On avait élevé à Alexandrie un monument à Pompée; il ne se trouvait plus, on crut le retrouver dans cette colonne. On en a fait, depuis un trophée à Septime Sévère; cependant elle est élevée sur des décombres de l'ancienne ville, et au temps de Septime Sévère la ville des Ptolémées n'était point encore en ruine. Pour faire à cette colonne une fondation solide on a piloté un obélisque, sur le culot duquel on a posé un vilain piédestal, qui porte un beau fût, surmonté d'un chapiteau corinthien lourdement ébauché.

      Si le fût de cette colonne en le séparant du piédestal et du chapiteau a fait partie d'un édifice antique, il en atteste la magnificence et la pureté de l'exécution; il faut donc dire que c'est une belle colonne, et non un beau monument; qu'une colonne n'est point un monument; que la colonne de Ste Marie Majeure, bien qu'elle soit une des plus belles qui existent, n'a point le caractère d'un monument, que ce n'est qu'un fragment; et que si les colonnes Trajane et Antonine sortent de cette catégorie, c'est qu'elles deviennent des cylindres colossaux, sur lesquels est fastueusement déroulée l'histoire des expéditions glorieuses de ces deux empereurs, et que, réduites à leurs simples traits et à leur seule dimension, elles ne seraient plus que de lourds et tristes monuments.

      Les fondations de la colonne de Pompée étant venues à se déchausser, on a cru ajouter à leur solidité en adaptant à la première fondation deux fragments d'obélisque en marbre blanc, le seul monument de cette matière que j'aie vu en Égypte.

      Des fouilles faites à l'entour de la colonne donneraient sans doute des lumières sur son origine; le mouvement du terrain et les formes qu'il laisse voir encore attestent d'avance que les recherches ne seraient pas vaines: elles découvriraient peut-être la substruction et l'atrium du portique auquel a appartenu cette colonne, qui a été l'objet de dissertations faites par des savants qui n'en ont vu que des dessins, ou n'en ont eu que des descriptions de voyageurs; et ces voyageurs ne leur ont pas dit qu'on trouvait près de là des fragments de colonne de même matière et de même diamètre; que le mouvement du sol indique la ruine et l'enfouissement de grands édifices, dont les formes se distinguent à la surface, tels qu'un carré d'une grande proportion, et un grand cirque, dont on pourrait quoiqu'il soit recouvert de sable et de débris, mesurer encore les principales dimensions.

      Après avoir observé que la colonne dite de Pompée est d'un style et d'une exécution très pure, que le piédestal et le chapiteau ne sont pas de même granit que le fût, que le travail en est lourd et ne semble être qu'une ébauche, que la fondation, faite de débris, annonce une construction moderne; on peut conclure que ce monument n'est point antique, et que son érection peut appartenir également au temps des empereurs Grecs, ou à celui des califes, puisque, si le piédestal et le chapiteau sont assez bien travaillés pour appartenir à la première de ces époques, ils n'ont pas assez de perfection pour que l'art dans la seconde n'ait pu atteindre jusque-là.

      Des fouilles dans cet endroit pourraient aussi déterminer l'enceinte de la ville au temps des Ptolémées, lorsque son commerce et sa splendeur changèrent son premier plan et la rendirent immense: celle des califes, qui existe encore en fut une réduction, quoiqu'elle enferme aujourd'hui des campagnes et des déserts: cette circonvallation fut construite de débris, car leurs édifices rappellent toujours la destruction et le ravage; les chambranles et les someses des portes qu'ils ont faites à leurs enceintes et à leurs forteresses ne sont que des colonnes de granit, qu'ils n'ont pas même pris la peine de façonner à l'usage qu'ils leur ont donné; elles paraissent n'être restées là que pour attester la magnificence et la grandeur des édifices dont elles sont les débris; d'autres fois ils ont fait entrer cette immensité de colonnes dans la construction de leurs murailles, pour en redresser et niveler l'assise; et comme elles ont résisté au temps, elles ressemblent maintenant à des batteries. Au reste ces constructions arabes et turques, ouvrages des besoins de la guerre, offrent une confusion d'époques et de différentes industries dont on ne voit peut-être nulle part ailleurs d'exemples plus frappants et plus rapprochés. Les Turcs surtout, ajoutant l'ineptie à la profanation, ont mêlé au granit non seulement la brique et la pierre calcaire, mais des madriers, et jusqu'à des planches, et de tous ces éléments, si peu analogues et si étrangement amalgamés, ont présenté l'assemblage monstrueux de la splendeur de l'industrie humaine, et de sa dégradation.

      En revenant de la colonne vers la ville moderne, nous traversâmes celle des Arabes, ou celle qui était enceinte par leurs murs; car ce n'est maintenant qu'un désert parsemé de quelques enclos, qui sont des jardins dans les mois de l'inondation, et qui dans les autres temps conservent plus ou moins d'arbres et de légumes en proportion de la grandeur de la citerne qu'ils renferment: cette citerne est le principe de leur existence; si elle tarit, les jardins redeviennent des décombres et du sable.

      À la porte de chacun de ces jardins, il y a des monuments d'une piété touchante; ce sont des réservoirs d'eau que la pompe remplit toutes les fois qu'on la met en mouvement, et qui offrent au voyageur qui passe de quoi satisfaire le premier besoin dans ce climat brûlant, la soif.

      On rencontre à chaque pas des regards de ces citernes qui se communiquent, et dont les soupiraux sont couronnés de la base ou du chapiteau d'une colonne antique creusée, et servant de margelle.

      Il suffit, pour la fabrication d'une nouvelle citerne, de creuser et de revêtir des réservoirs à plusieurs étages, de faire ensuite une saignée, et de la prolonger jusqu'à ce qu'elle rencontre une autre excavation; dès lors elle reçoit le bénéfice commun du débordement, qui remplit, par l'effet du niveau que cherchent les eaux, tout le vide qui lui est présenté. La grande piscine, ou conserve d'eau d'Alexandrie, est une des grandes antiquités du temps moyen de l'Égypte, et un des plus beaux monuments de ce genre, soit par sa grandeur, soit par l'intelligence de sa construction: quoiqu'une partie soit dégradée et que l'autre ait besoin de réparation, elle contient encore assez d'eau pour suffire à la consommation des hommes et des animaux pendant deux années. Nous arrivâmes le mois avant celui où elle


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