Un billet de loterie (Le numéro 9672). Jules Verne
faire rougir, puisque c'est vrai! Est-ce que vous ne vous étiez pas aperçue, dame Hansen, que j'aimais Hulda?
— Un peu.
— Et toi, Joël?
— Moi?… beaucoup!
— Franchement, répondit Ole en souriant, vous auriez bien dû me prévenir!
— Mais tes voyages, Ole, demanda dame Hansen, est-ce qu'ils ne te paraîtront pas trop pénibles, une fois que tu seras marié?
— Si pénibles, répondit Ole, que je ne voyagerai plus, quand le mariage sera fait!
— Tu ne voyageras plus?…
— Non, Hulda. Est-ce qu'il me serait possible de te quitter pendant de longs mois?
— Ainsi, tu vas pour la dernière fois aller en mer?
— Oui, mais, avec un peu de chance, ce voyage me permettra de rapporter quelques économies, puisque MM. Help frères m'ont formellement promis de me donner part entière…
— Ce sont de braves gens! dit Joël.
— Tout ce qu'il y a de meilleur, répondit Ole, et bien connus, bien appréciés de tous les marins de Bergen!
— Mon cher Ole, dit alors Hulda, quand tu ne navigueras plus, qu'est-ce que tu feras?
— Eh bien, je deviendrai le compagnon de Joël. J'ai de bonnes jambes, et si elles ne suffisent pas, je m'en fabriquerai en m'entraînant peu à peu. D'ailleurs, j'ai pensé à une affaire qui ne serait peut-être pas mauvaise. Pourquoi n'établirions-nous pas un service de messageries entre Drammen, Kongsberg et les gaards du Telemark? Les communications ne sont ni faciles ni régulières, et il y aurait peut-être quelque argent à gagner. Enfin, j'ai des idées, sans compter…
— Quoi donc?
— Rien! Nous verrons cela à mon retour. Mais je vous préviens que je suis bien décidé à tout faire pour que Hulda soit la femme la plus enviée du pays. Oui! J'y suis bien décidé.
— Si tu savais, Ole, comme ce sera facile! répondit Hulda en lui tendant la main. N'est-ce pas à moitié fait déjà, et existe-t-il une aussi heureuse maison que notre maison de Dal?
Dame Hansen avait un instant détourné la tête.
— Ainsi, reprit Ole en insistant d'un ton joyeux, l'affaire est convenue?
— Oui, répondit Joël.
— Et il n'y aura plus à en reparler?
— Jamais.
— Tu n'auras pas de regret, Hulda?
— Aucun, mon cher Ole.
— Quant à fixer la date du mariage, je pense qu'il vaut mieux attendre ton retour, ajouta Joël.
— Soit, mais j'aurai bien du malheur, si avant un an je ne suis pas revenu pour conduire Hulda à l'église de Moel, où notre ami, le pasteur Andresen ne refusera pas de dire pour nous ses plus belles prières!
Et voilà comment avait été décidé le mariage de Hulda Hansen et de
Ole Kamp.
Huit jours après, le jeune marin devait rejoindre son bord à Bergen. Mais, avant de se quitter, les deux futurs avaient été fiancés, suivant la touchante coutume des pays scandinaves.
Dans cette simple et honnête Norvège, l'habitude, le plus généralement, est de se fiancer avant de s'épouser. Quelquefois, même, le mariage n'est célébré que deux ou trois ans après. Cela ne rappelle-t-il pas ce qui se passait entre chrétiens aux premiers jours de l'Église? Mais il ne faudrait pas croire que les fiançailles ne soient qu'un simple échange de paroles, dont la valeur ne repose que sur la bonne foi des contractants. Non! L'engagement est plus sérieux, et si cet acte n'est pas reconnu par la loi, du moins l'est-il par l'usage, cette loi naturelle.
Il s'agissait donc, dans le cas de Hulda et de Ole Kamp, d'organiser une cérémonie à laquelle présiderait le pasteur Andresen. Il n'y a pas de ministre du culte à Dal, ni dans la plupart des gaards environnants. En Norvège, d'ailleurs, on trouve certaines localités qui s'appellent «villes de dimanche», où s'élève le presbytère, le «proestegjelb». C'est là que se rassemblent, pour l'office, les principales familles de la paroisse. Elles y ont même un pied-à-terre dans lequel elles viennent s'établir pendant vingt-quatre heures, le temps d'accomplir leurs devoirs religieux. De là, on s'en retourne comme d'un pèlerinage. Dal, il est vrai, possède une chapelle. Toutefois le pasteur ne s'y rend que sur demande et pour des cérémonies qui ne sont point d'ordre public, mais privé.
Après tout, Moel n'est pas loin. Rien qu'un demi-mille — soit à peu près dix kilomètres de France, depuis Dal jusqu'à l'extrémité du lac Tinn. Quant au pasteur Andresen, c'est un homme obligeant et un bon marcheur.
Le pasteur Andresen fut donc prié de venir aux fiançailles, en cette double qualité de ministre et d'ami de la famille Hansen. Elle le connaissait et il la connaissait de longue date. Il avait vu grandir Hulda et Joël. Il les aimait comme il aimait ce «jeune loup marin» de Ole Kamp. Rien ne pouvait lui faire plus de plaisir qu'un tel mariage. Il y avait là de quoi mettre en fête toute la vallée du Vestfjorddal.
Il s'ensuit que le pasteur Andresen prit son petit collet, son rabat de crêpe, son livre d'office, et partit un beau matin, par un temps assez pluvieux d'ailleurs. Il arriva en compagnie de Joël, qui était allé à sa rencontre à mi-route. On laisse à penser s'il fut bien reçu dans l'auberge de dame Hansen, et s'il eut la belle chambre du rez-de-chaussée, avec des branches de genévrier toutes fraîches, qui la parfumaient comme une chapelle.
Le lendemain, à la première heure, s'ouvrit la petite église de Dal. Là, devant le pasteur et sur son livre d'office, en présence de quelques amis et des voisins de l'auberge, Ole jura d'épouser Hulda, et Hulda jura d'épouser Ole, au retour du dernier voyage que le jeune marin allait entreprendre. Un an d'attente, c'est long, mais cela passe tout de même, quand on est sûr l'un de l'autre.
Maintenant, Ole ne pourrait plus, sans un motif grave, répudier celle dont il avait fait sa fiancée. Hulda ne pourrait pas trahir la foi qu'elle avait jurée à Ole. Et si Ole Kamp ne fût pas parti quelques jours après les fiançailles, il aurait pu profiter des droits qu'elles lui donnaient sans conteste: rendre visite à la jeune fille quand il lui conviendrait, lui écrire lorsqu'il lui plairait de le faire, l'accompagner à la promenade, bras dessus, bras dessous, même en l'absence de la famille, obtenir la préférence sur tous autres pour danser avec elle dans les fêtes et cérémonies quelconques.
Mais Ole Kamp avait dû regagner Bergen. Huit jours après, le _Viken _était parti pour les pêcheries de Terre-Neuve. Maintenant, Hulda n'avait plus qu'à attendre les lettres que son fiancé avait promis de lui adresser par tous les courriers d'Europe.
Elles ne manquèrent pas, ces lettres, toujours si impatiemment attendues. Elles apportèrent un peu de bonheur à la maison attristée depuis le départ. Le voyage s'accomplissait dans des conditions favorables. La pêche était fructueuse, les profits seraient grands. Et puis, à la fin de chaque lettre, Ole parlait toujours d'un certain secret et de la fortune qu'il devait lui assurer. Voilà un secret que Hulda aurait bien voulu connaître, et aussi dame Hansen pour des raisons qu'il eût été difficile de soupçonner.
C'est que dame Hansen était de plus en plus sombre, inquiète, renfermée. Et une circonstance, dont elle ne parla point à ses enfants, vint encore accroître ses soucis.
Trois jours après l'arrivée de la dernière lettre de Ole, le 19 avril, dame Hansen revenait seule de la scierie où elle était allée commander un sac de copeaux au contremaître Lengling, et se dirigeait vers la maison. Un peu avant d'arriver devant la porte, elle fut accostée par un homme qui n'était pas du pays.
— Vous êtes bien dame Hansen? demanda cet homme.
— Oui, répondit-elle, mais je ne vous connais pas.