Les aventures complètes d'Arsène Lupin. Морис Леблан
docteur, tandis que les gendarmes couraient au feu comme des enfants.
– Mais comment vit-il ? Pour vivre, il faut des aliments, de l’eau !
– Je ne puis rien dire… je ne sais rien… mais il est là, je vous le jure. Il est là parce qu’il ne peut pas ne pas y être. J’en suis sûr comme si je le voyais, comme si je le touchais. Il est là.
Le doigt tendu vers les ruines, il dessinait dans l’air un petit cercle qui diminuait peu à peu jusqu’à n’être plus qu’un point. Et ce point, les deux compagnons le cherchaient éperdument, tous deux penchés sur l’espace, tous deux émus de la même foi que Beautrelet et frissonnants de l’ardente conviction qu’il leur avait imposée. Oui, Arsène Lupin était là. En théorie comme en fait, il y était, ni l’un ni l’autre n’en pouvaient plus douter.
Et il y avait quelque chose d’impressionnant et de tragique à savoir que, dans quelque refuge ténébreux, gisait à même le sol, sans secours, fiévreux, épuisé, le célèbre aventurier.
– Et s’il meurt ? prononça M. Filleul à voix basse.
– S’il meurt, dit Beautrelet, et que ses complices en aient la certitude, veillez au salut de Mlle de Saint-Véran, Monsieur le juge, car la vengeance sera terrible.
Quelques minutes plus tard, et malgré les instances de M. Filleul, qui se fût volontiers accommodé de ce prestigieux auxiliaire, Beautrelet, dont les vacances expiraient ce même jour, reprenait la route de Dieppe. Il débarquait à Paris vers cinq heures et, à huit heures, franchissait en même temps que ses camarades la porte du lycée Janson.
Ganimard, après une exploration aussi minutieuse qu’inutile des ruines d’Ambrumésy, rentra par le rapide du soir. En arrivant chez lui, il trouva ce pneumatique :
Monsieur l’inspecteur principal,
Ayant eu un peu de loisir à la fin de la journée, j’ai pu réunir quelques renseignements complémentaires qui ne manqueront pas de vous intéresser.
Depuis un an Arsène Lupin vit à Paris sous le nom d’Étienne de Vaudreix. C’est un nom que vous avez pu lire souvent dans les chroniques mondaines ou les échos sportifs. Grand voyageur, il fait de longues absences, pendant lesquelles il va, dit-il, chasser le tigre au Bengale ou le renard bleu en Sibérie. Il passe pour s’occuper d’affaires sans qu’on puisse préciser de quelles affaires il s’agit.
Son domicile actuel : 36, rue Marbeuf. (Je vous prie de remarquer que la rue Marbeuf est à proximité du bureau de poste numéro 45.) Depuis le jeudi 23 avril, veille de l’agression d’Ambrumésy, on n’a aucune nouvelle d’Étienne de Vaudreix.
Recevez, Monsieur l’inspecteur principal, avec toute ma gratitude pour la bienveillance que vous m’avez témoignée, l’assurance de mes meilleurs sentiments.
Isidore Beautrelet.
Post-Scriptum. – Surtout ne croyez pas qu’il m’ait fallu grand mal pour obtenir ces informations. Le matin même du crime, lorsque M. Filleul poursuivait son instruction devant quelques privilégiés, j’avais eu l’heureuse inspiration d’examiner la casquette du fugitif avant que le pseudo-chauffeur ne fût venu la changer. Le nom du chapelier m’a suffi, vous pensez bien, pour trouver la filière qui m’a fait connaître le nom de l’acheteur et son domicile.
Le lendemain matin, Ganimard se présentait au 36 de la rue Marbeuf. Renseignements pris auprès de la concierge, il se fit ouvrir le rez-de-chaussée de droite, où il découvrit rien que des cendres dans la cheminée. Quatre jours auparavant, deux amis étaient venus brûler tous les papiers compromettants. Mais au moment de sortir, Ganimard croisa le facteur qui apportait une lettre pour M. de Vaudreix. L’après-midi, le Parquet, saisi de l’affaire, réclamait la lettre. Elle était timbrée d’Amérique et contenait ces lignes, écrites en anglais :
Monsieur,
Je vous confirme la réponse que j’ai faite à votre agent. Dès que vous aurez en votre possession les quatre tableaux de M. de Gesvres, expédiez-les par le mode convenu. Vous y joindrez le reste, si vous pouvez réussir, ce dont je doute fort.
Une affaire imprévue m’obligeant à partir, j’arriverai en même temps que cette lettre. Vous me trouverez au Grand-Hôtel.
Harlington.
Le jour même, Ganimard, muni d’un mandat d’arrêt, conduisait au dépôt le sieur Harlington, citoyen américain, inculpé de recel et de complicité de vol.
Ainsi donc, en l’espace de vingt-quatre heures, grâce aux indications vraiment inattendues d’un gamin de dix-sept ans, tous les nœuds de l’intrigue se dénouaient. En vingt-quatre heures, ce qui était inexplicable devenait simple et lumineux. En vingt-quatre heures, le plan des complices pour sauver leur chef était déjoué, la capture d’Arsène Lupin blessé, mourant, ne faisait plus de doute, sa bande était désorganisée, on connaissait son installation à Paris, le masque dont il se couvrait, et l’on perçait à jour, pour la première fois, avant qu’il eût pu en assurer la complète exécution, un de ses coups les plus habiles et le plus longuement étudiés.
Ce fut dans le public comme une immense clameur d’étonnement, d’admiration et de curiosité. Déjà le journaliste rouennais, en un article très réussi, avait raconté le premier interrogatoire du jeune rhétoricien, mettant en lumière sa bonne grâce, son charme naïf et son assurance tranquille. Les indiscrétions auxquelles Ganimard et M. Filleul s’abandonnèrent malgré eux, entraînés par un élan plus fort que leur orgueil professionnel, éclairèrent le public sur le rôle de Beautrelet au cours des derniers événements. Lui seul avait tout fait. À lui seul revenait tout le mérite de la victoire.
On se passionna. Du jour au lendemain, Isidore Beautrelet fut un héros, et la foule, subitement engouée, exigea sur son nouveau favori les plus amples détails. Les reporters étaient là. Ils se ruèrent à l’assaut du lycée Janson-de-Sailly, guettèrent les externes au sortir des classes et recueillirent tout ce qui concernait, de près ou de loin, le nommé Beautrelet ; et l’on apprit ainsi la réputation dont jouissait parmi ses camarades celui qu’ils appelaient le rival d’Herlock Sholmès. Par raisonnement, par logique et sans plus de renseignements que ceux qu’il lisait dans les journaux, il avait, à diverses reprises, annoncé la solution d’affaires compliquées que la justice ne devait débrouiller que longtemps après lui. C’était devenu un divertissement au lycée Janson que de poser à Beautrelet des questions ardues, des problèmes indéchiffrables, et l’on s’émerveillait de voir avec quelle sûreté d’analyse, au moyen de quelles ingénieuses déductions, il se dirigeait au milieu des ténèbres les plus épaisses. Dix jours avant l’arrestation de l’épicier Jorisse, il indiquait le parti que l’on pouvait tirer du fameux parapluie. De même, il affirmait dès le début, à propos du drame de Saint-Cloud, que le concierge était l’unique meurtrier possible.
Mais le plus curieux fut l’opuscule que l’on trouva en circulation parmi les élèves du lycée, opuscule signé de lui, imprimé à la machine à écrire et tiré à dix exemplaires. Comme titre : ARSÈNE LUPIN, sa méthode, en quoi il est classique et en quoi original – suivi d’un parallèle entre l’humour anglais et l’ironie française.
C’était une étude approfondie de chacune des aventures de Lupin, où les procédés de l’illustre cambrioleur nous apparaissaient avec un relief extraordinaire, où l’on nous montrait le mécanisme même de ses façons d’agir, sa tactique toute spéciale, ses lettres aux journaux, ses menaces, l’annonce de ses vols, bref, l’ensemble des trucs qu’il employait pour « cuisiner » la victime choisie et la mettre dans un état d’esprit tel, qu’elle s’offrait presque au coup machiné contre elle et que tout s’effectuait pour ainsi dire de son propre consentement.
Et c’était si juste comme critique, si pénétrant, si vivant, et