Les aventures complètes d'Arsène Lupin. Морис Леблан
vu qu’une vieille femme, préposée à la cuisine et au ménage, et deux hommes qui les surveillaient tour à tour et qui ne leur parlaient point, deux subalternes évidemment, à en juger d’après leurs façons et leurs physionomies.
– Deux complices tout de même, conclut Beautrelet, ou plutôt trois, avec la vieille femme. C’est gibier qui n’est pas à dédaigner. Et si nous ne perdons pas de temps…
Il sauta sur une bicyclette, fila jusqu’au bourg d’Eguzon, réveilla la gendarmerie, mit tout le monde en branle, fit sonner le boute-selle et revint à Crozant à huit heures, suivi du brigadier et de six gendarmes.
Deux de ces hommes restèrent en faction auprès de la roulotte. Deux autres s’établirent devant la poterne. Les quatre derniers, commandés par leur chef et accompagnés de Beautrelet et de Valméras, se dirigèrent vers l’entrée principale du château. Trop tard. La porte était grande ouverte. Un paysan leur dit qu’une heure auparavant il avait vu sortir du château une automobile.
De fait, la perquisition ne donna aucun résultat. Selon toute probabilité, la bande avait dû s’installer là en camp volant. On trouva quelques hardes, un peu de linge, des ustensiles de ménage, et c’est tout.
Ce qui étonna davantage Beautrelet et Valméras, ce fut la disparition du blessé. Ils ne purent relever la moindre trace de lutte, pas même une goutte de sang sur les dalles du vestibule.
Somme toute, aucun témoignage matériel n’aurait pu prouver le passage de Lupin au château de l’Aiguille, et l’on aurait eu le droit de récuser les assertions de Beautrelet de son père, de Valméras et de Mlle de Saint-Véran, si l’on n’avait fini par découvrir, dans une chambre contiguë à celle que la jeune fille occupait, une demi-douzaine de bouquets admirables auxquels était épinglée la carte d’Arsène Lupin. Bouquets dédaignés par elle, flétris, oubliés… L’un d’eux, outre la carte, portait une lettre que Raymonde n’avait pas vue. L’après-midi, quand cette lettre eut été décachetée par le juge d’instruction, on y trouva dix pages de prières, de supplications, de promesses, de menaces, de désespoir, toute la folie d’un amour qui n’a connu que mépris et répulsion. Et la lettre se terminait ainsi : Je viendrai mardi soir, Raymonde. D’ici là, réfléchissez. Pour moi, je suis résolu à tout.
Mardi soir, c’était le soir même de ce jour où Beautrelet venait de délivrer Mlle de Saint-Véran.
On se rappelle la formidable explosion de surprise et d’enthousiasme qui éclata dans le monde entier à la nouvelle de ce dénouement imprévu : Mlle de Saint-Véran libre ! La jeune fille que convoitait Lupin, pour laquelle il avait machiné ses plus machiavéliques combinaisons, arrachée à ses griffes ! Libre aussi le père de Beautrelet, celui que Lupin, dans son désir exagéré d’un armistice que nécessitaient les exigences de sa passion, celui que Lupin avait choisi comme otage. Libres tous deux, les deux prisonniers !
Et le secret de l’Aiguille, que l’on avait cru impénétrable, connu, publié, jeté aux quatre coins de l’univers !
Vraiment la foule s’amusa. On chansonna l’aventurier vaincu. « Les amours de Lupin. » « Les sanglots d’Arsène !… » « Le cambrioleur amoureux. » « La complainte du pickpocket ! » Cela se criait sur les boulevards, cela se fredonnait à l’atelier.
Pressée de questions, poursuivie par les interviewers, Raymonde répondit avec la plus extrême réserve. Mais la lettre était là, et les bouquets de fleurs, et toute la pitoyable aventure ! Lupin, bafoué, ridiculisé, dégringola de son piédestal. Et Beautrelet fut l’idole. Il avait tout vu, tout prédit, tout élucidé. La déposition que Mlle de Saint-Véran fit devant le juge d’instruction au sujet de son enlèvement, confirma l’hypothèse qu’avait imaginée le jeune homme. Sur tous les points, la réalité semblait se soumettre à ce qu’il la décrétait au préalable. Lupin avait trouvé son maître.
Beautrelet exigea que son père, avant de retourner dans ses montagnes de Savoie, prît quelques mois de repos au soleil, et il le conduisit lui-même, ainsi que Mlle de Saint-Véran, aux environs de Nice, où le comte de Gesvres et sa fille Suzanne étaient installés pour passer l’hiver. Le surlendemain, Valméras amenait sa mère auprès de ses nouveaux amis, et ils composèrent ainsi une petite colonie, groupée autour de la villa de Gesvres, et sur laquelle veillaient nuit et jour une demi-douzaine d’hommes engagés par le comte.
Au début d’octobre, Beautrelet, élève de rhétorique, alla reprendre à Paris le cours de ses études et préparer ses examens. Et la vie recommença, calme cette fois et sans incidents. Que pouvait-il d’ailleurs se passer ? La guerre n’était-elle pas finie ?
Lupin devait en avoir de son côté la sensation bien nette, et qu’il n’y avait plus pour lui qu’à se résigner au fait accompli, car un beau jour ses deux autres victimes, Ganimard et Herlock Sholmès, réapparurent. Leur retour à la vie de ce monde manqua, du reste, totalement de prestige. Ce fut un chiffonnier qui les ramassa, Quai des Orfèvres, en face de la Préfecture de police, et tous deux endormis et ligotés.
Après une semaine de complet ahurissement, ils parvinrent à reprendre la direction de leurs idées et racontèrent – ou plutôt Ganimard raconta, car Sholmès s’enferma dans un mutisme farouche – qu’ils avaient accompli, à bord du yacht L’Hirondelle, un voyage de circumnavigation autour de l’Afrique, voyage charmant, instructif, où ils pouvaient se considérer comme libres, sauf à certaines heures qu’ils passaient à fond de cale, tandis que l’équipage descendait dans des ports exotiques. Quant à leur atterrissage au quai des Orfèvres, ils ne se souvenaient de rien, endormis sans doute depuis plusieurs jours.
Cette mise en liberté, c’était l’aveu de la défaite. Et, en ne luttant plus, Lupin la proclamait sans restriction.
Un événement, d’ailleurs, la rendit encore plus éclatante : ce furent les fiançailles de Louis Valméras et de Mlle de Saint-Véran. Dans l’intimité que créaient entre eux les conditions actuelles de leur existence, les deux jeunes gens s’éprirent l’un de l’autre. Valméras aima le charme mélancolique de Raymonde, et celle-ci, blessée par la vie, avide de protection, subit la force et l’énergie de celui qui avait contribué si vaillamment à son salut.
On attendit le jour du mariage avec une certaine anxiété. Lupin ne chercherait-il pas à reprendre l’offensive ? Accepterait-il de bonne grâce la perte irrémédiable de la femme qu’il aimait ? Deux ou trois fois on vit rôder autour de la villa des individus à mine suspecte, et Valméras eut même à se défendre, un soir, contre un soi-disant ivrogne qui tira sur lui un coup de pistolet, et traversa son chapeau d’une balle. Mais somme toute, la cérémonie s’accomplit au jour et à l’heure fixés, et Raymonde de Saint-Véran devint Mme Louis Valméras.
C’était comme si le destin lui-même eût pris parti pour Beautrelet et contresigné le bulletin de victoire. La foule le sentit si bien que ce fut à ce moment que jaillit, parmi ses admirateurs, l’idée d’un grand banquet où l’on célébrerait son triomphe et l’écrasement de Lupin. Idée merveilleuse et qui suscita l’enthousiasme. En quinze jours, trois cents adhésions furent réunies. On lança des invitations aux lycées de Paris, à raison de deux élèves par classe de rhétorique. La presse entonna des hymnes. Et le banquet fut ce qu’il ne pouvait manquer d’être, une apothéose.
Mais une apothéose charmante et simple, parce que Beautrelet en était le héros. Sa présence suffit à remettre les choses au point. Il se montra modeste comme à l’ordinaire, un peu surpris des bravos excessifs, un peu gêné des éloges hyperboliques où l’on affirmait sa supériorité sur les plus illustres policiers… un peu gêné, mais aussi très ému. Il le dit en quelques paroles qui plurent à tous et avec le trouble d’un enfant qui rougit d’être regardé. Il dit sa joie, il dit sa fierté. Et vraiment, si raisonnable, si maître de lui qu’il fût, il connut là des minutes d’ivresse inoubliables. Il souriait à ses amis, à ses camarades de Janson, à Valméras, venu spécialement pour l’applaudir, à M. de Gesvres, à son père.
Or,