Argent et Noblesse. Hendrik Conscience

Argent et Noblesse - Hendrik Conscience


Скачать книгу
aide à l'aubergiste, je montai précipitamment. Il y avait au milieu de la salle de café un très jeune monsieur aux cheveux ébouriffés et aux regards allumés, qui mettait en pièces tout ce qu'il pouvait atteindre. Ses compagnons, l'hôtelier et ses filles assistaient en riant à ces actes de sauvagerie. Je ne savais que penser. Le garde-champêtre accourut pour expulser au nom de la loi ces ivrognes de l'Aigle d'or. J'entendis l'hôtelier lui dire: «Ces Messieurs s'amusent et ne font pas de mal. Si je trouve bon ce qui se passe dans ma maison, personne n'a le droit de s'en mêler.» Et le garde-champêtre s'est éloigné en levant les épaules. Le fait est que l'aubergiste, comme il me l'a dit lui-même à l'oreille, se fera payer au double et au triple la valeur des objets qu'on a brisés chez lui.

      —Et ils ont sans doute fini par se battre, grand-père?

      —Non, mon enfant. Ces messieurs, en jetant par terre les verres et les bouteilles, n'avaient pas l'air d'être fâchés. Je le comprends, c'est par orgueil qu'ils agissent ainsi. Ils ne peuvent pas dépenser assez d'argent rien qu'à boire, alors ils cassent tout et versent par terre le vin précieux pour montrer que l'argent n'a pas de valeur pour eux.

      —Ah! c'est affreux! soupira la femme. Il y a des milliers de pauvres gens, frappés par le malheur ou la maladie, qui souffrent de la faim avec femme et enfants. Quelques francs les sauveraient, les rendraient riches, leur feraient bénir la main qui les aiderait dans leur détresse, et là on gaspille, on dissipe l'argent dans de scandaleuses débauches!

      —Mais, mais, comme ces gens-là doivent être riches! murmura la jeune fille, en levant les mains.

      —C'est l'argent de leurs parents qu'ils dissipent, répondit le vieillard. Un argent durement gagné peut-être et épargné sou à sou. Qui sait si chaque pièce d'or ne coûte pas des larmes à leur père et surtout à leur mère?… Il y avait dans la bande un des plus extravagants à qui on donnait le nom de baron. Cela m'a rappelé une bien triste histoire. Anna, vous souvenez-vous bien encore de la baronne qui a habité dans le temps le château appartenant actuellement à M. Dalster? Elle était veuve, la bonne et charitable femme, et elle n'avait qu'un fils. Celui-ci fit pendant de longues années comme ces jeunes gens de l'Aigle d'or, peut-être encore pis, rien ne pouvait le retenir, ni le désespoir de sa mère, ni la misère qui approchait à grands pas. Il fallut vendre beaucoup de terres, puis le château, et la pauvre baronne, accablée de honte, le cœur brisé, tomba gravement malade et mourut peu de temps après… Vers cette époque, pendant l'hiver, il y avait un maçon, père de beaucoup d'enfants,—il s'appelle Henri Knop—qui, sans ouvrage depuis longtemps et poussé par la faim, alla voler la nuit dans une ferme un panier de pommes de terre. Il fut condamné à cinq ans de prison, obtint par sa bonne conduite une diminution de peine et fut mis en liberté dès la troisième année. Il déplorait son méfait et était résolu à gagner désormais honnêtement son pain. Cependant personne ne voulut lui donner de l'ouvrage, on l'évita, lui et les siens, comme une famille flétrie, et à la fin il se vit réduit à quitter le village avec sa femme et ses enfants, pour ne pas mourir de faim devant l'impitoyable aversion des habitants. Ce qu'il est devenu depuis personne n'en sait rien.

      Le vieillard se tut un moment et les femmes, péniblement affectées par son récit fait d'une voix altérée, ne trahissaient leur émotion qu'en secouant tristement la tête et en murmurant à voix basse.

      Il reprit en souriant amèrement:

      —Et le fils de la baronne, demanderez-vous? Le parricide sans âme? Lui aussi, croyez-vous, a continué à être poursuivi par le mépris public? Eh bien, pas du tout. Plus tard, il a hérité d'un oncle et il est redevenu riche; maintenant petits et grands lui parlent le chapeau à la main; il est baron et bourgmestre… Ah! mes enfants, les hommes ne sont pas toujours justes, heureusement il y a là-haut un juge suprême qui ne se laisse influencer ni par l'argent ni par la naissance, et celui qui a martyrisé ou humilié sa mère ne trouvera pas de grâce devant ses yeux.

      Les deux femmes échangèrent encore tristement quelques réflexions sur la lâche conduite des jeunes gens à l'auberge de l'Aigle d'or; mais Jean Wouters, abîmé dans ses pénibles pensées, ne prit plus part à l'entretien que par quelques monosyllabes.

      Lina se leva, passa dans la chambre voisine et revint avec une pipe et une boite à tabac en cuivre.

      —Prenez, grand-père, dit-elle, voilà votre tabac. Laissons de côté toutes ces tristes pensées. Nous ne sommes pas riches et nous pouvons nous estimer heureux de n'être pas coupables de ces vilaines choses. Faites-moi le plaisir d'allumer votre pipe.

      —Non, je n'en ai pas envie, répondit-il.

      —Je vous en prie, faites ça pour moi, j'aime tant l'odeur du tabac. Elle me rafraîchit les idées et me rend toute joyeuse… Allons, ne me refusez pas ce petit plaisir.

      Pendant ce temps, elle avait bourré elle-même la pipe et la tendit au vieillard avec une allumette enflammée.

      Il commença à fumer; et cela devait véritablement lui faire du bien, car petit à petit son visage s'illumina d'une expression de contentement.

      Lina reprit son carreau à dentelles et la mère son tricot.

      Alors commença une conversation plus tranquille, où le jardin, le printemps et les vaches eurent la plus grande part.

      Pendant qu'ils causaient ainsi, ils entendirent dans le lointain des voix qui chantaient ou qui criaient.

      —Ce sont les jeunes messieurs de l'Aigle d'or, dit Jean Wouters. Ils se rendent au chemin de fer pour prendre le dernier train. Leur bamboche a duré jusqu'à présent.

      —Il me semble qu'ils se disputent, remarqua Lina.

      —Non, ils se connaissent très bien et ils sont habitués à faire une vie pareille. Depuis une couple de mois ils viennent une ou deux fois par semaine à l'Aigle d'or et y font toujours la même vie, à ce que m'a dit la servante… Maintenant, ils chantent et ils crient. Tenez, le bruit cesse. Ils se dépêchent pour arriver au chemin de fer.

      Nos braves gens écoutèrent encore un instant le bruit qui allait en s'affaiblissant, puis ils reprirent leur travail et leur conversation.

      Une demi-heure après, pendant que le plus profond silence de la nuit régnait autour de la maison solitaire, Lina leva tout à coup la tête avec surprise de dessus son travail et demanda:

      —N'avez-vous pas entendu, mère?

      —Qu'aurais-je entendu, mon enfant?

      —Et vous, grand-père?

      —Non, rien, Lina.

      —Il m'a semblé que j'entendais soupirer; mais je me suis trompée, ce sera la vache qui aura fait du bruit… Mais non, voilà que je l'entends encore!

      —C'est comme s'il y avait à la porte un chien qui gronde, murmura la femme.

      —Non, ma mère, c'est un homme qui souffre et qui se plaint.

      Et elle prit la lampe pour aller voir.

      —Reste, reste, s'écria la mère en la retenant effrayée. Dieu sait ce que c'est!

      —C'est une créature humaine, soyez-en sûre. Un homme qui s'est égaré dans les ténèbres et qui est tombé, sans doute. Il s'est peut-être fait mal. Le laisserons-nous, sans pitié, appeler au secours?

      —Lina a raison, dit le vieux charpentier. Prends la lampe, mon enfant, nous irons voir.

      Lorsqu'elle eut ouvert la porte et envoyé les rayons de sa lumière sur l'avant-cour, ils virent, étendue au pied d'un des noyers, une personne qui remuait les bras et murmurait des menaces inintelligibles comme si elle se croyait entourée d'ennemis.

      Le vieillard et la jeune fille s'approchèrent vivement et passèrent tous deux le bras sous la tête de l'inconnu pour le relever.

      —Pauvre garçon, dit Lina, qui vous a fait du mal? De méchantes gens? N'ayez plus peur; nous sommes des amis. Allons, levez-vous,


Скачать книгу