Nouvelles mille et une nuits. Robert Louis Stevenson

Nouvelles mille et une nuits - Robert Louis Stevenson


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s'avise de pénétrer dans la cour sur laquelle donnent les trois fenêtres grillées, afin d'entrevoir au moins le prisonnier volontaire. L'une de ces fenêtres est ouverte; le docteur, assis auprès, l'air souffrant, accablé, aperçoit son ami et consent à échanger de loin quelques mots avec lui. Mais, tout à coup, une expression de terreur et de désespoir, une expression qui glace le sang dans les veines du notaire, passe sur son visage, et la fenêtre se reforme brusquement.

      À peu de temps de là, M. Utterson reçoit la visite de Poole épouvanté. Le vieux serviteur le conjure de venir s'assurer par lui-même de ce qui se passe. Il ne peut plus porter seul le poids d'une pareille responsabilité. Tout le monde a peur dans la maison.

      En effet, quand Utterson pénètre chez le docteur, les autres domestiques sont réunis tremblants, effarés, dans le vestibule, et on lui fait de sinistres rapports. À la suite de Poole, il se dirige vers le pavillon où s'est retranché Jekyll et monte l'escalier qui conduit au fameux cabinet.

      «Marchez aussi doucement que possible et puis écoutez; mais qu'il ne vous entende pas», dit Poole, sans que le notaire puisse rien comprendre à cette étrange recommandation.

      Il annonce, par le trou de la serrure, M. Utterson.

      Une voix plaintive répond du dedans:

      «Je ne peux voir personne.»

      Et Poole, d'un air triomphant, reprend tout bas:

      «Eh bien, monsieur, dites si c'est vraiment la voix de mon maître?

      —Elle est bien changée, en effet.

      —Changée? On n'a pas été vingt ans dans la maison d'un homme pour ne pas reconnaître sa voix. Non, monsieur, mon maître a disparu; dites-moi maintenant qui est là, à sa place?»

      En parlant, il a entraîné M. Utterson dans une chambre écartée où nul ne peut épier leur conciliabule.

      «Toute cette dernière semaine, celui qui hante le cabinet a demandé je ne sais quel médicament. Mon maître faisait cela quelquefois. Il écrivait son ordonnance, puis jetait la feuille de papier sur l'escalier. Depuis huit jours nous n'avons vu de lui que cela... des papiers. Il était enfermé; les repas mêmes devaient être laissés à la porte. Eh bien, tous les jours, deux ou trois fois par jour, il y avait des ordonnances sur l'escalier, et je devais courir chez tous les chimistes de la ville; et chaque fois que j'avais apporté la drogue, un nouveau papier me commandait de la rendre, parce qu'elle n'était pas pure, et de chercher ailleurs. On a terriblement besoin de cette drogue-là, monsieur...»

      L'un des papiers est resté dans la poche de Poole. Jekyll y a tracé les lignes suivantes:

      «Le docteur Jekyll affirme à MM. *** que leur dernier envoi n'a pu servir. En 18... il leur avait acheté une quantité considérable de cette même poudre. Il les prie de chercher avec un soin extrême et de lui en envoyer de la même qualité, à tout prix.»

      Jusque-là, l'écriture est assez régulière; mais, à la fin, la plume a craché, comme si une émotion trop forte brisait toutes les digues.

      «Pour l'amour de Dieu, trouvez-m'en de l'ancienne!»

      «Ceci est assurément l'écriture du docteur, dit Utterson.

      —En effet, répond Poole; mais, peu importe son écriture, je l'ai vu....

      —Qui donc?

      —Je l'ai surpris un jour qu'il était sorti du cabinet et ne se croyait pas observé. Ce n'a été qu'une minute; il s'est sauvé avec une espèce de cri; mais je savais à quoi m'en tenir, et mes cheveux se sont hérissés de crainte. Pourquoi mon maître aurait-il eu un masque sur la figure et pourquoi aurait-il crié en s'enfuyant à ma vue?

      —Je crois que je devine, dit Utterson. Mon pauvre ami est atteint, sans doute, d'une maladie qui le défigure autant qu'elle le fait souffrir, et qu'il veut dérober à tous les yeux. De là ce masque qu'il porte pour dissimuler quelque plaie affreuse, de là l'extraordinaire altération de sa voix et l'impatience qu'il a de trouver un remède qui puisse le soulager.

      —Non, monsieur, dit Poole résolument, cet être-là n'était pas mon maître; mon maître est grand, solide, celui-là n'était guère qu'un nain. Parbleu! depuis vingt ans, je le connais assez, mon maître! Non, l'homme au masque n'était pas le docteur, et, si vous voulez que je vous dise ce que je crois, un meurtre a été commis.

      —Puisque vous parlez ainsi, Poole, mon devoir est de m'assurer des faits. J'enfoncerai cette porte.»

      Les deux hommes se munissent d'une hache et d'un tisonnier; ils envoient un valet de pied robuste garder la porte du laboratoire. Une dernière fois, Utterson écoute. Le bruit d'un pas léger se fait à peine entendre sur le tapis.

      «Tout le jour et une bonne partie de la nuit, il marche ainsi de long en large, dit le vieux domestique; une mauvaise conscience ne se repose pas. Et une fois... une fois, j'ai entendu qu'il pleurait.... On aurait dit une femme ou une âme en peine. Je ne sais quel poids m'est tombé sur le cœur. J'aurais pleuré aussi.»

      Le moment est venu d'agir.

      «Jekyll, crie Utterson d'une voix forte, je demande à vous voir.»

      Pas de réponse.

      «Je vous avertis; nous avons des soupçons, je dois et je veux vous voir; si ce n'est pas de votre plein gré, ce sera de force....

      —Utterson, réplique la voix, pour l'amour de Dieu, ayez pitié!»

      Ce n'est pas la voix de Jekyll décidément, c'est celle de Hyde. Quatre fois la hache s'abat sur les panneaux qui résistent; un cri de terreur tout animal a retenti dans le cabinet. Au cinquième coup, la porte brisée livre passage aux assiégeants, qui, consternés du silence qui règne désormais, restent irrésolus sur le seuil. Une lampe éclaire paisiblement ce réduit studieux, un bon feu brille dans l'âtre, le thé est préparé sur une petite table; sans les armoires vitrées remplies de produits chimiques, on se croirait dans l'intérieur les plus bourgeois. Mais, au milieu de la chambre, gît un cadavre, encore palpitant, celui d'Edward Hyde. Il est vêtu d'habits trop grands pour lui, des habits à la taille du docteur. Sa main crispée tient encore une fiole de poison. Il s'est fait justice.

      Quant au docteur, on ne le retrouve nulle part; mais, sur la table, auprès d'un ouvrage pieux pour lequel Jekyll avait exprimé à plusieurs reprises beaucoup d'estime, et qui cependant est annoté de sa main avec force blasphèmes, auprès des soucoupes remplies de doses mesurées d'un sel blanc, que Poole reconnaît pour la drogue que son maître l'envoyait toujours demander, il y a des papiers.

      En cherchant bien, Utterson découvre un testament qui lui lègue, chose étrange, tout ce qui devait appartenir à Edward Hyde, puis une lettre d'adieu et une confession dont il prend connaissance, après avoir lu le manuscrit du docteur Lanyon.

      Ce manuscrit atteste un fait étrange. Le 9 janvier, Lanyon a reçu de son vieux camarade de collège, Henry Jekyll, une lettre chargée qui l'adjure, au nom de leur amitié ancienne, de lui rendre un service duquel dépend son honneur, sa vie. Il s'agit d'aller prendre dans son cabinet de travail, quitte à en forcer la porte, des poudres et une fiole dont il indique exactement la place. Vers minuit un homme qu'il devra recevoir en secret, après avoir renvoyé ses domestiques, viendra lui dire le reste. Lanyon, sans rien comprendre à cet appel, obéit exactement; il se rend chez Jekyll; le vieux Poole, lui aussi, a été averti par lettre chargée. Un serrurier est là qui attend; on pénètre dans le cabinet en forçant la serrure, on découvre, à l'endroit désigné, des sels quelconques, une teinture rouge qui ressemble à du sang, un cahier qui renferme nombre de dates couvrant une période de beaucoup d'années, avec quelques notes inintelligibles. Lanyon, fort intrigué, emporte le tout chez lui, et attend de pied ferme le visiteur nocturne, auquel il va ouvrir lui-même.

      Ce visiteur est un petit homme dont l'aspect lui inspire un mélange inconnu de dégoût et de curiosité. Il est vêtu d'habits beaucoup trop grands, qui traînent par terre et flottent autour de lui. Son


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